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navire dont la ceinture renferme assez d’or pour payer toutes les hontes[1]. Dans Juvénal, cet honnête homme (je parle du mari) a l’air de compter les solives ou de ronfler sur les verres[2]. Il ne voit rien, ne sait rien, n’entend rien; il dort. Pour tout le monde? Non, certes. De là le vieux proverbe : non omnibus dormio. Que le mot soit de Cepius ou d’un autre, il peint fort bien en sa brièveté l’intérieur de certaines maisons romaines. Le madré compère distingue très nettement dans son rêve le geste furtif de l’esclave qui s’apprête à saisir quelque coupe de falerne; mais ce qui parfois le fait vaguement sourire, ce qui l’empêche en apparence de voir et d’entendre, c’est la vision de son propre nom qui luit en lettres d’or dans le testament des galans de sa femme.

Telle se montre Délia entre son mari, sa mère et ses amans. Tibulle se vante en propres termes d’avoir plus d’une fois endormi le mari : il lui faisait boire du vin pur; lui, il mettait de l’eau au fond de sa coupe, si bien que la victoire lui restait[3]. Tibulle était-il dupe? J’ai bien peur que le mari eût pu dire avec Ovide :

Ipse miser vidi, quum me dormire putares.


Le poète était jeune et sans doute fort novice lorsqu’il connut Délia. Que lui importait d’ailleurs? Jamais il n’a été jaloux du mari. Celui-ci tenait peu de place dans la maison, il s’effaçait à propos, et n’était mis en avant par la vieille mère que lorsqu’il s’agissait d’éloigner un amant importun ou ruiné.

Nous avons eu la mère d’actrice ; les anciens avaient la mère d’affranchie et de courtisane. Dans les poèmes de Tibulle, la mère de Délia n’est appelée qu’une seule fois de son nom de « mère. » Selon que le poète est dans la joie ou dans la douleur, c’est une « bonne et douce vieille, attentive, précieuse comme l’or, » ou une « sorcière rapace, » et même une «entremetteuse. » Alors il accumule sur le chef branlant de la misérable ces malédictions terribles dont tous les poètes du temps se montrent si prodigues à l’endroit des vieilles de cette sorte. « Que les âmes dolentes des amans malheureux voltigent autour d’elle, et qu’en tout temps la chouette sinistre crie du haut de son toit! Bondissant sous l’aiguillon de la faim, qu’elle aille arracher l’herbe des tombes et ramasser les ossemens abandonnés par les loups voraces! Qu’elle coure nue par les villes en hurlant, poursuivie de carrefour en carrefour par des chiens furieux[4]. » Au contraire, si des ressentimens plus ou moins graves

  1. Horat., Od., III, VI, 29.
  2. Juv., Sat., I, 55 sqq.
  3. Tib., I, VI, 27-28.
  4. Tib., I, V, 51-56.