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en disent long sur la philosophie de Rabelais. Le premier nous apprend que sur les murs du temple de la Vérité on lisait cette sentence de Sénèque :

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt ;

« Les destinées meinent cellui qui consent, tirent cellui qui refuse, »

et cet adage de la sagesse grecque :

Toutes choses se meuvent en leur fin[1]

Rapprochons ce passage de celui où la prêtresse donne ses derniers conseils aux voyageurs prêts à repartir : « Quand donc vos philosophes, Dieu guidant, accompagnant de quelque claire lanterne, se adonneront à soigneusement rechercher et investiger comme est le naturel des humains, trouveront vraie estre la réponse faicte par le sage Thalès à Amasis, roi des Égyptiens, quand par lui, interrogué en quelle chose plus estait de prudence, respondit : Au temps ; car par temps ont esté et par temps seront toutes choses latentes inventées, et c’est la cause pourquoi les anciens ont appelle Saturne le Temps, père de la Vérité, et Vérité fille du Temps. » Mises en rapport avec tout ce qui précède, ces déclarations nous semblent décisives. Selon Rabelais, l’homme est fait pour chercher la vérité, et ne saurait, quand même il le voudrait, se soustraire à la nécessité de la chercher. Ce qui plus est, il peut s’en rapprocher toujours davantage, car toutes choses se meuvent vers leur fin, toute tendance naturelle a un objet, toute attraction suppose une réalité attirante ; mais la possession de la vérité ne peut être que graduelle et lente. C’est par approximations successives, en ajoutant les lumières nouvelles aux anciennes, que l’homme peut la conquérir. À chaque pas nouveau qu’il fera dans le champ de l’infini, si du moins il est libre des superstitions qui enchaînent et des penchans vicieux qui aveuglent, il verra s’augmenter son trésor. Rabelais a donc exprimé à sa manière le grand principe moderne que la vérité se fait dans l’humanité, et non pas qu’elle est faite et complète dans n’importe quelle doctrine. À quoi se résoudra donc l’homme qui, pénétré du sentiment qu’il ne peut avoir qu’une connaissance imparfaite de la vérité, veut pourtant s’en approprier tout ce qu’il peut en posséder ? Ni la philosophie, ni l’église, ni l’antiquité, ne la lui donneront en quantité suffisante ; mais il la trouvera dans la vie aussi pleine, aussi intense, aussi épanouie que possible. C’est dans l’enthousiasme, c’est dans l’ivresse intellectuelle qu’inspirent les réalités supérieures en partie connues, qu’il puise à chaque sta-

  1. Πρὸς τέλος αὐτῶν πάντα κινεῖται