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de noble race ne comptaient plus leurs années par le nombre des consuls, mais par celui de leurs maris. La grande liberté qui régnait dans ces sortes d’unions dégénérait bien vite en une tolérance réciproque souvent très large. Un moyen infaillible de se couvrir de ridicule, de passer pour un rustre qui n’entend rien aux belles manières de la ville, c’était de paraître jaloux. Ovide et Sénèque, le poète libertin et l’austère moraliste, notent tous deux à leurs points de vue les mêmes traits de mœurs. « Amusez-vous, ô belles, dit la Dipsas du poète de Sulmone; celle-là seule est chaste que personne ne prie d’amour. Si elle n’est point novice, c’est elle qui fait le premier pas... Se fâcher contre une épouse adultère, quelle grossièreté!.. Si tu es sage, sois indulgent, quitte cet air sévère et ne revendique pas tes droits d’époux. Cultive les amis que te donnera ta femme (elle t’en donnera beaucoup!). Honneur et crédit te viendront ainsi sans fatigue aucune. Tu seras de tous les festins de la jeunesse, et tu verras dans ta maison mille objets que tu n’y auras point apportés[1]. » Et le philosophe : « A-t-on aujourd’hui la moindre honte de l’adultère? On en est venu au point qu’une femme ne prend un mari que pour irriter les désirs de l’amant. La chasteté est une preuve de laideur...[2]. »

L’homme du monde le mieux doué pour la vie innocente et facile, pour les studieux loisirs, un Virgile, un Tibulle, échappait difficilement à l’élégante corruption d’une telle société. Tout jeune homme bien né qui ne se serait pas affiché avec une courtisane célèbre, qui n’aurait pas entretenu une femme mariée, aurait passé aux yeux des dames romaines pour un débauché de bas étage, pour un coureur de servantes[3]. Les lois juliennes semblèrent surtout tyranniques à cette classe de délicats et de raffinés qui avaient appris à connaître aux dépens d’autrui tous les inconvéniens du mariage. Quant aux femmes, on pense bien qu’elles avaient trouvé le moyen d’éluder ces lois tout en paraissant s’y soumettre. Prendre pour mari un homme pauvre, sans autorité dans la maison, qui supporte sans plainte les amis de sa femme et sache à merveille qu’au moindre signe de rébellion il sera mis à la porte comme un amant ruiné, voilà un des artifices dont usaient souvent les riches affranchies. D’autres au contraire avaient un mari avide, une vieille mère rapace, qui les poussaient en quelque sorte dans les bras de l’amant. L’adultère passait dans les mœurs de la famille; on en vivait. Horace nous montre l’épouse qui se lève devant l’époux, son complice, pour suivre quelque vil ruffiano ou quelque patron de

  1. Ovid., Amor., I, VIII, 43; III, IV, 37.
  2. Senoc, De Benef., III, XVI.
  3. Ibid., I. IX.