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profits palpables de la victoire. Pantagruel est clément, sans rancune, généreux ; Panurge se délecte dans les vengeances cruelles, jouit de l’humiliation, de la mort de ceux qui l’ont offensé, n’est prodigue que pour lui-même, dans l’intérêt de son bien-être et de sa sûreté. C’est un contraste perpétuel, et avec tout cela jamais union ne fut plus intime.

Le contraste se poursuit jusque sur le domaine religieux. On a beaucoup exagéré le scepticisme religieux de Rabelais. En réalité, quand on lit ses œuvres sans parti-pris, on voit en lui un penseur passablement isolé au milieu des convictions arrêtées et comme bronzées de la plupart de ses contemporains, mais tout le contraire d’un sceptique absolu et surtout d’un athée. On veut lui faire endosser les impiétés de Panurge, comme si elles exprimaient ses vues secrètes. Rien de plus injuste. On oublie d’ailleurs que Panurge est et reste très catholique, tout en se moquant à l’occasion des objets les plus respectables de la croyance qu’il professe. Qu’un danger survienne, et Panurge devient aussi superstitieux qu’il était libertin l’instant d’auparavant. Alors il fait des vœux, il vénère les moines, il adore les saints. Pantagruel et son père Gargantua sont au contraire et dans toute la force du terme des protestans. Le fond et la forme de leur piété sont parfaitement conformes à ce qui caractérisait celle des premiers réformés, surtout avant que le génie dictatorial de Calvin, singulièrement aidé par les circonstances, eût marqué le développement de la réforme française de sa dure et profonde empreinte. Quelques mots âpres à l’adresse de Calvin ne doivent pas nous égarer sur ce point. Calvin et Rabelais, quelque temps amis, ne pouvaient pas rester longtemps sur un pied de sympathie mutuelle. Jamais deux natures plus différentes ne s’étaient rencontrées. L’un, même dans ses momens d’abandon, ne riait jamais ; l’autre, même quand il voulait être sérieux, riait encore. Calvin était austère jusqu’au puritanisme ; Rabelais aimait le bien-être, le plaisir, l’abondance. Le réformateur de Genève, qui ne craignait rien tant que de voir la réforme compromise par les excès de doctrine et de plume des novateurs, ne tarda point à se scandaliser de la licence de Rabelais, dénonça ses livres à l’indignation des âmes pieuses, et Rabelais à son tour le mit à l’index ; mais il le fît en passant, n’insista guère, ne dit rien de ses compagnons d’œuvre, et le dernier livre du Pantagruel dénote plutôt un accroissement d’antipathie contre l’église romaine qu’un pas en arrière dans le sens orthodoxe. Il ne faut pas oublier, quand on envisage cette question, qu’il fut toujours possible d’être très protestant d’idées et très peu calviniste, et que, du vivant même de Rabelais, il y eut des adversaires prononcés de l’église romaine, comme Henri Estienne, Des