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ques grandes familles, les cheveux noués avec la vitta, superbement drapée dans les longs plis de la stola et de la palla tombant jusqu’aux talons, écrase d’un regard hautain la petite affranchie d’hier, — vile esclave qui peut-être porte encore au sein et sur les bras la trace des coups de fouet et des piqûres d’épingle, créature vénale qu’un beau fils a tirée à prix d’or de quelque impur repaire, mais qu’on ne saurait sans doute ni aimer ni prendre au sérieux, — celle-ci, l’affranchie, n’a pas moins de mépris pour les malheureuses aux bottines crottées, à la mitre peinte, qui parcourent la voie Sacrée ou se tiennent aux environs du Cirque. Bonnes amies de gardes-moulins, reste de galans enfarinés, délices des canailles d’esclaves, horreurs parfumées de lavande que jamais homme libre n’a voulu toucher, filles à deux oboles, scorta diobolaria, quelles injures les affranchies ne jettent-elles pas à la face des pécheresses de bas étage ! Elles se vengent ainsi du dédain des matrones. « Elles font de nous grand mépris parce que nous ne sommes que des affranchies, » s’écrie une femme de cet ordre dans la Cassette[1]. « Oui, moi et ta mère, dit-elle à Silenium, nous avons fait le métier de courtisane. Elle t’a élevée comme j’ai élevé ma fille, pour moi; vos pères étaient de rencontre. Ce n’est point par dureté de cœur que j’ai fait prendre à ma fille l’état qu’elle exerce, mais je ne voulais pas mourir de faim. » Et comme Silenium insinue avec une naïveté touchante qu’il aurait mieux valu la marier : «Par Castor! ricane la vieille, elle se marie tous les jours. »

Bien des affranchies ne pensaient point ainsi et préféraient marier leur fille. Elles-mêmes allaient avec leur enfant habiter la maison du mari. Voilà précisément comme Délia et sa mère nous apparaissent dans les poèmes de Tibulle. Nous savons d’une manière positive que ces deux femmes appartenaient à la classe des affranchies. Après comme avant son mariage. Délia n’attacha jamais ses blonds cheveux avec la vitta des matrones, jamais elle n’embarrassa ses pieds dans les plis de la « longue stola. » C’est un de ses amans, Tibulle lui-même, qui nous l’apprend dans des vers où il n’y a pas ombre de dépit ou d’amertume d’aucune sorte[2]. On pense bien d’ailleurs qu’un poète comme Tibulle, dont les manières étaient naturellement grandes et délicates, se serait bien gardé de faire une telle allusion, si elle avait pu blesser Délia; mais jamais sans doute il ne vint à l’idée de cette jeune femme de vouloir passer pour une patricienne. Elle connaissait sa condition, et savait qu’il lui manquait bien plus qu’une longue robe et des bandelettes pour devenir l’égale de la mère et de la sœur de Tibulle.

  1. Plaut., Cistell., I, I, 39 sqq.
  2. I, VI, 68-69. — Turnèbe, Voss, Heyne et Dissen, sans parler des derniers éditeurs de Tibulle, sont unanimes sur ce point.