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homme libre que d’un esclave véritable, et n’avaient garde de laisser arriver aux magistrats la voix du malheureux. A Rome, dans les bouges de la voie Suburra ou de la voie Sacrée, près du temple de Castor, le Grec des îles, au fin et dur profil, montrait à l’acheteur des créatures de prix fort divers, les pieds blanchis à la craie, exposées sur une sorte d’échafaud tournant. Là, entassés comme un vil bétail, des troupeaux de Lydiens, de Cariens, de Mysiens, de Ciliciens, tous gens de peu de valeur, étaient parqués près des foules de Syriens, « l’espèce d’hommes la plus dure au mal[1], » de Sardes et de Corses d’un prix encore moindre, de Cappadociens, de Bithyniens, de Liburnes, de Germains et de Gaulois, estimés comme porteurs de litières, de Numides, coureurs excellens, d’Éthiopiens, baigneurs athlétiques, de Phrygiens, de Lyciens et de Grecs asiatiques, fort recherchés pour le service de table, les belles-lettres, la musique et la danse. On rencontrait dans ces bazars jusqu’à des Indiens, des Parthes, des Daces, des Alains. Quant aux Juifs, qu’on ne distinguait pas toujours des Syriens, des Phéniciens, des Égyptiens et des Chaldéens, ils devaient être fort nombreux. Tout cela payait l’impôt, les droits d’exportation, d’importation et de vente[2]; mais les esclaves de choix, les sujets rares et de haut goût, les objets de luxe en un mot, que le marchand dérobait aux regards du vulgaire, c’étaient, avec les tout jeunes enfans d’Alexandrie, les nains difformes, les monstres, les fous, les bouffons, les pantomimes et les histrions, qui, depuis la fin de la république, formèrent avec les joueurs et les joueuses de flûte, de psaltérion et de sambuque, l’accompagnement obligé des repas et des fêtes de tout riche Romain.

Pourquoi la sainte Délos, lieu de pèlerinage pour toute la Grèce du continent et des îles, où tous les cinq ans des théories parties d’Athènes, de Milet, de Samos, célébraient encore à l’époque romaine ces fêtes d’Apollon et d’Artémis où des chœurs de jeunes gens et de jeunes filles, au son de la flûte et de la cithare, chantaient des hymnes et exécutaient ces danses fameuses dans lesquelles on représentait le drame sacré de la sombre Latone et la naissance de ses blonds enfans, — pourquoi l’île flottante de Délos, dont aucune sépulture ne souillait les flancs vierges, était-elle devenue un des plus célèbres marchés d’esclaves de l’ancien monde, une terre maudite où les captifs, entassés sur le sable des grèves, devaient laisser toute espérance? Je ne sais; mais, outre qu’il faut se bien garder de transporter dans l’antiquité notre philanthropie romantique, Délos devait à sa position géographique et à l’inviola-

  1. Plaut., Trinumus, II, IV, 599.
  2. Voyez le savant ouvrage de M. H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité (1847).