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Toutefois Tibulle ne nous ferait guère songer à Virgile, s’il n’avait été qu’un virtuose de la forme. Si nous associons volontiers ces deux noms, si le souvenir de l’amant de Délia nous paraît uni à la mémoire du chantre de Didon, un peu, il est vrai, comme le lierre au chêne, c’est que Tibulle est tout autre chose qu’un versificateur, c’est qu’il a laissé échapper, malgré lui peut-être, de ces cris du cœur qui retentissent jusque dans les âges futurs, c’est qu’il a aimé avec assez de puissance pour faire entrer dans l’idéal les êtres qui ont charmé et torturé son cœur, c’est qu’il a tressailli du frisson sacré qu’éprouvent les grands poètes devant la nature.


I.

«Marchand, jette l’ancre, décharge ton vaisseau, tout est vendu[1]. » C’était là un dicton passé en proverbe parmi les gens de mer, pirates ou marchands, qui des côtes de Phénicie, de Syrie, de Pamphylie, de Cilicie, abordaient avec leurs cargaisons d’esclaves dans l’île de Délos. La traite des blancs, fort commune dans toute l’antiquité, était un trafic comme un autre, mais plus lucratif, bien connu pour procurer des fortunes colossales. Les pirates de l’ancien monde. Phéniciens ou Grecs, de l’Asie antérieure aux colonnes d’Hercule, n’ont jamais cessé d’être les rois de la mer. Aux temps même où Rome était dans toute sa puissance, on vit ces audacieux marins pousser leurs barques jusque dans les ports d’Italie, enlever des préteurs romains. Pompée, d’un coup terrible, fit tomber leur insolence; mais le commerce des hardis écumeurs de mer n’en fut nullement atteint. D’ailleurs Rome consommait en quoique sorte à elle seule plus d’esclaves que le reste du monde, et ses pourvoyeurs étaient bien aises qu’il existât de grands marchés où, comme à Délos, on pouvait en un jour importer et exporter des « myriades » d’individus de cette espèce.

L’Asie-Mineure et la Syrie, pays où la misère et la servitude semblent avoir été de tout temps des fatalités sociales, étaient naturellement les régions les plus riches en ce genre de denrée. On volait sans vergogne ce qui d’aventure ne voulait point se vendre. Là où le marchand avait échoué, le pirate triomphait, entraînant pêle-mêle dans une razzia des gens de tout âge et de toute condition. Si quelque homme libre, si quelque citoyen romain se trouvait parmi eux, protestait, devenait un embarras, on lui rendait la liberté après l’avoir rançonné, ou l’on se défaisait de cette marchandise compromettante en la vendant à quelques receleurs discrets qui, avec le fouet et les supplices, tiraient presque autant d’un

  1. Strab., XIV, 668-69.