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bilité qu’on proclame aujourd’hui. Soit, il n’est rien de tel que de prendre philosophiquement son parti. Ce n’est pas un embarras pour l’Angleterre de donner 15 millions de dollars, surtout lorsqu’elle s’attendait peut-être à donner beaucoup plus. La plaie d’argent sera bien vite guérie ; mais est-il bien sûr que les Anglais paient seulement ici les négligences de leur neutralité pendant la guerre de la sécession américaine ? ils paient peut-être encore plus les défaillances de leur politique depuis quelques années.

L’Angleterre a cru être une habile calculatrice et une prévoyante ménagère en se retranchant dans un égoïsme transcendant, en se désintéressant des affaires du monde et en laissant tout passer sans rien dire. Elle a voulu rester l’Angleterre industrielle et mercantile uniquement occupée de ses intérêts matériels. Elle n’y a gagné que de voir son rôle et son influence diminuer sensiblement en Europe, et déjà elle a expié cette sorte d’effacement systématique par plus d’un déboire qu’elle n’eût point supporté autrefois. Les États-Unis eux-mêmes ne se sont peut-être montrés si tenaces dans cette affaire de VAlabama que parce qu’ils sentaient qu’ils pouvaient maintenir leurs prétentions sans péril, que le cabinet de Londres était décidé d’avance à ne point aller jusqu’aux dernières extrémités d’une rupture. L’Angleterre n’a aujourd’hui à payer que 15 millions de dollars, c’est une misère pour elle ; il reste à savoir si ce système ne finira pas par lui coûter beaucoup plus cher, si, elle ne s’expose pas à se trouver un jour ou l’autre dans la pénible et périlleuse alternative de se résigner à tout ou d’avoir à payer d’un seul coup les conséquences d’une politique qui n’aura pas mieux servi ses intérêts qu’elle n’aura contribué à maintenir son autorité de grande nation européenne. Au fond, tout en se réjouissant de l’heureux dénoûment de l’affaire de l’Alabama, bien des Anglais ne sont pas sans éprouver un certain malaise secret assez facile à démêler dans leur apparente satisfaction. Ils n’ont pas créé de difficultés au gouvernement, et ils ne lui refuseront pas les moyens de faire honneur à la sentence arbitrale de Genève. L’opposition elle-même a observé une grande mesure, elle se prêtera sans doute à tout ce qui sera nécessaire pour en finir au plus vite ; mais les Anglais sentent aussi qu’il ne faudrait pas avoir beaucoup d’affaires de ce genre, et le ministère de M. Gladstone, un moment relevé par son dernier succès, pourrait bien avoir à souffrir dans la session prochaine de ce froissement intime et latent de l’orgueil britannique. C’est après tout la moralité de cette singulière histoire du dernier démêlé de l’Angleterre et des États-Unis.

La vie publique est laborieuse pour tous, même pour ceux qui ont connu tous les bonheurs, toutes les prospérités, et qui ont la constitution assez forte pour supporter des épreuves passagères ; elle est bien plus dure encore pour ceux qui depuis longtemps sont le jouet des ré-