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coupe en noir sur le fond rouge du ciel ; le nez est finement arqué ainsi que le bec d’un oiseau de proie, et, quand je l’appelle, elle pousse un cri comme celui du vautour des montagnes, et ses yeux dardent sur moi un regard aigu, qui passe comme la lueur fugitive d’une flamme de naphte. Son cri résonne, les parois du rocher le répercutent, puis la forêt à son tour, puis encore la montagne au loin. Cette femme m’avait presque effrayé.

Elle se penche, arrache du thym, ramène le foulard rouge sur son visage plus rouge encore. — Qu’as-tu donc ? lui dis-je. — Pour toute réponse, elle entonne lentement une douma[1] mélancolique comme des larmes. — Tu as de la peine ? Dis ? — Elle se tait. — Eh bien ?

Elle me regarde en face, se met à rire, et ses longs cils retombent commue un voile sur ses yeux. — Alors de quoi rêves-tu ?

— D’une fourrure de mouton, me répond-elle tout bas.

Je ris à mon tour. — Attends, je t’en apporterai une de la foire, — elle se cache la figure dans ses mains ; — mais le mouton neuf ne sent pas bon. Veux-tu que je te donne une soukmana[2] garnie de lapin noir ou plutôt de lapin blanc, blanc comme le lait ?

Elle me regarda d’un petit air à la fois étonné et narquois, fronça légèrement les sourcils, et ses lèvres frémirent sur ses dents blanches ; puis des coins de la bouche le rire gagna les joues, et finalement éclata sur tout le visage de la petite friponne. — Eh bien ! pourquoi ris-tu maintenant ?

— Ce n’est rien.

— Alors veux-tu d’une soukmana doublée de lapin, de lapin blanc ? Qu’en dis-tu ?

Elle se lève subitement, rabat sa jupe, ramène sa chemise. — Non, dit-elle. Si vous m’en donnez une, ce sera avec du petit-gris.

— Du petit-gris ? Comment ?

— Eh bien ! oui, comme le portent les belles dames…

Je la contemplai. Ce visage-là resplendissait d’égoïsme, d’un égoïsme naïf comme l’innocence. Elle embrassait les désirs de son âme sans penser à rien, comme elle baisait les pieds d’un saint. D’idées, de principe, point ; la morale du faucon et les lois de la forêt ! Elle était chrétienne à peu près comme un jeune chat qui par aventure fait une croix sur son nez avec sa patte.

Elle eut sa soukmana, que je lui rapportai de Lemberg, et, — vous allez vous moquer de moi, — je m’épris d’une belle passion pour cette femme. Ce fut un vrai roman. Au premier coup de fusil, elle accourait. Je peignais ses longs cheveux avec mes doigts, je lavais

  1. Forme particulière de la poésie populaire des Petits-Russiens, d’un caractère élégiaque.
  2. Espèce de casaque longue et étroite que portent les femmes du pays.