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cherche partout, même dans le passé, les moyens d’en conjurer les dangers. Sans doute, ces institutions des époques primitives ne renaîtront pas; les besoins, les idées, les sentimens de l’âge patriarcal les avaient produites et pouvaient seuls les faire durer. Or tout cela s’est évanoui sans retour. La confraternité et l’association intime qui en résultaient ont disparu d’abord du village, puis de la famille. Aujourd’hui l’individu reste isolé en face de la société anonyme et du couvent, qui prennent la place des communautés et des familles patriarcales. Or qui l’emportera définitivement, du petit propriétaire indépendant, comme on l’a vu en France depuis la révolution, ou des latifundia, comme à Rome et en Angleterre? Une opinion très accréditée veut que ce soient les latifundia, par les mêmes raisons qui permettent à la grande industrie d’écraser la petite, l’emploi des machines, la supériorité d’intelligence du grand entrepreneur, la toute-puissance des capitaux; mais en agriculture le triomphe des grandes entreprises n’est pas aussi décisif, parce que les travaux agricoles, étant intermittens, n’admettent pas aussi bien l’application de la machine, ensuite parce que l’étendue bornée des terres productives fait que le prix des denrées agricoles se règle sur les frais de production de celles qui reviennent le plus cher. Néanmoins il n’est pas impossible que, comme le croient beaucoup d’économistes, la suprématie du capital n’amène à la longue l’absorption de la petite propriété par les latifundia, de même que les petits artisans succombent sous la concurrence des manufactures géantes. Si le résultat final devait être de nous ramener ainsi à une situation agraire semblable à celle de l’empire romain, où quelques propriétaires immensément riches vivent en un faste orgueilleux trop souvent accompagné de dépravation, tandis qu’au-dessous d’eux le travailleur agricole reste plongé dans un état d’ignorance et de misère, où l’envie et la haine mettent sans cesse deux classes en hostilité et presque en guerre ouverte, on arriverait à jeter en arrière un regard de mélancolique regret sur ces époques primitives où les hommes, unis en groupes de familles par les liens du sang et de la confraternité, trouvaient dans le travail collectif de quoi satisfaire à leurs besoins peu nombreux et peu raffinés, comme aujourd’hui encore en Serbie, sans les grandeurs, mais aussi sans les amers soucis, sans les cruelles incertitudes, sans les luttes incessantes qui troublent nos sociétés modernes.


EMILE DE LAVELEYE.