Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/727

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

héros. Nicolaïa se jette sur lui, l’étreint dans ses bras, l’inonde de ses larmes ; il la regarde une dernière fois, soupire, et c’est fini.

J’étais là comme si je venais de commettre un assassinat. — Laissez-le, pana Nicolaïa, lui dis-je. — Elle lève sur moi ses yeux pleins de larmes : — Vous êtes dur, vous ! me répond-elle. — Moi, un homme dur !

Je confie mon cheval aux bergers, je prends un long couteau, l’aiguise encore ; je me fais donner le vieux fusil, j’en extrais la charge et le charge à nouveau moi-même ; enfin je mets dans ma poche une poignée de poudre et de plomb haché, et me dirige vers la montagne. Je savais qu’il passerait par le ravin…

— L’ours ?

— Évidemment ; c’était lui que j’attendais. Je me postai dans le ravin ; là, il n’y avait pas moyen de s’éviter. Les parois étaient droites, unies, presque à plomb ; des arbres en haut, mais trop loin pour qu’on pût saisir une racine et se hisser. L’ours ne peut m’éviter et il ne reculera pas, ni moi non plus. Je l’attends donc de pied ferme. Je ne sais pas combien de temps je restai ainsi. La solitude était profonde, horrible. Enfin j’entends les feuilles crier dans le haut du ravin comme sous les pas lourds d’un paysan, puis un grognement : le voici. Il me regarde, s’arrête. J’avance d’un pas, j’arme… que dis-je ? je veux armer mon fusil ; je cherche : il n’y avait pas de chien. Je fais le signe de la croix, j’ôte mon habit, l’enroule sur mon bras gauche, — l’ours était à deux pas.

— Hop, frère ! — Il ne m’écoute pas, n’a pas l’air de me voir. — Halte-là, frère, je vais t’apprendre le russe ! — Je retourne mon fusil et lui assène un grand coup de crosse sur le museau. Il rugit, se dresse, j’enfonce le bras gauche dans sa gueule et lui plonge mon couteau dans le cœur ; il me saisit dans ses pattes. Un flot de sang m’inonde, tout disparaît…

Pendant quelques minutes, il se tint la tête appuyée, puis de sa main étendue il frappa légèrement sur la table, et me dit d’un ton enjoué : — Voilà que je vous conte des histoires de chasse ; mais vous allez voir les griffes, — il écarta sa chemise, et je vis imprimées dans ses lianes comme deux mains de géant toutes blanches, — il m’a rudement empoigné !

Les verres étaient vides. Je fis signe à Mochkou de nous apporter une autre bouteille.

— C’est dans cet état que je fus trouvé par les paysans, continua mon boyard. On me porta chez les Senkov ; j’y demeurai longtemps au lit avec la fièvre. Quand je recouvrais mes sens le jour, je les voyais assis autour de moi, avec ceux de chez nous, comme autour d’un moribond ; mais le père Senkov disait : — Ça va bien, ça va