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triste de ne pas se voir compris ! Je ne suis pas un homme comme les autres ; je ne trouve pas de femme capable de me comprendre, et je cherche toujours. » Eh bien ! tout cela, ce sont des façons de parler, des mensonges ! — Il remplit de nouveau son verre ; ses yeux brillaient, sa langue était déliée, les paroles lui venaient avec abondance. — Eh bien ! monsieur, qu’est-ce qui ruine le mariage ? dit-il en posant ses deux mains sur mes épaules comme s’il voulait me serrer sur son cœur. Monsieur, ce sont les enfans.

Je fus surpris. — Mais, cher ami, répondis-je, voyez ce Juif et sa femme ; sont-ils assez misérables ? Et croyez-vous qu’ils ne tireraient pas chacun de son côté, comme les bêtes, s’il n’y avait les enfans ?

Il hocha la tête, et leva les deux mains étendues comme pour me bénir. — C’est comme je vous le dis, frère, c’est ainsi ; ce n’est que cela. Écoutez mon histoire…

Tel que vous me voyez, j’ai été un grand innocent, comment dirai-je ? un vrai nigaud. J’avais peur des femmes. À cheval, j’étais un homme. Ou bien je prenais mon fusil et battais la campagne, toujours par monts et par vaux ; quand je rencontrais l’ours, je le laissais approcher et je lui disais : Hop, frère ! il se dressait, je sentais son haleine, et je lui logeais une balle dans la tache blanche au milieu de la poitrine ; mais quand je voyais une femme, je l’évitais ; m’adressait-elle la parole, je rougissais, je balbutiais,… un vrai nigaud, monsieur. Je croyais toujours qu’une femme avait les cheveux plus longs que nous et les vêtemens plus longs aussi, voilà tout. Vous savez comme on est chez nous ; même les domestiques ne vous parlent point de ces choses, et on grandit, on a presque de la barbe au menton, et on ne sait pas pourquoi le cœur vous bat quand on se trouve en face d’une femme. Un vrai nigaud, vous dis-je ! Et puis, quand je sus, je me figurai que j’avais découvert l’Amérique. Tout à coup je devins amoureux, je ne sais comment ;… mais je vous ennuie ?

— Au contraire ! je vous en prie…

— Bien. Je devins amoureux. Mon pauvre père s’était mis en tête de nous faire danser, ma sœur et moi. On fit venir un petit Français avec son violon, puis arrivèrent les propriétaires des environs avec leurs fils et leurs filles. C’était une société très gaie et sans gêne ; tout le monde se connaissait, on riait, moi seul je tremblais. Mon petit Français ne fait ni une ni deux, il aligne les couples, m’attrape par la manche et happe aussi une demoiselle de notre voisin, une enfant ; elle trébuchait encore dans sa robe longue, et elle avait des tresses blondes qui descendaient jusqu’en bas. Nous voilà dans les rangs ; elle tenait ma main, car moi j’étais mort. Nous dansâmes ainsi. Je ne la regardais pas ; nos mains brûlaient