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bronzé par le hâle. Il n’était plus tout à fait jeune, mais il avait des yeux bleus pleins de gaîté, des yeux d’enfant. Une bonté, une bienveillance inaltérable était répandue sur ses traits basanés, et se devinait dans les lignes nombreuses que la vie avait burinées sur ce mâle visage.

Il se leva, et arpenta plusieurs fois la salle d’auberge. Le pantalon bouffant emprisonné dans ses bottes molles en cuir jaune, les reins ceints d’une écharpe aux couleurs vives au-dessous d’un ample habit ouvert par devant, la tête coiffée d’un bonnet de fourrure, il avait l’air d’un de ces vieux boyards aussi sages que braves qui siégeaient en conseil avec Vladimir et Jaroslav ou faisaient la guerre avec Igor et Roman. Certes il pouvait être dangereux aux femmes, je n’avais pas de peine à l’en croire ; à le voir se promener de long en large, le sourire aux lèvres, j’éprouvais moi-même du plaisir.

La Juive revint avec la bouteille demandée, la déposa sur la table, et retourna s’asseoir derrière le poêle, les yeux obstinément fixés sur lui. Mon boyard s’approcha, regarda la bouteille ; il paraissait préoccupé. — Un verre de tokaï, dit-il en riant, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour remplacer le sang chaud d’une femme. — Il passa la main sur son cœur d’un geste comme s’il voulait comprimer une palpitation.

— Vous aviez peut-être ?.. — Je m’arrêtai, craignant d’être indiscret.

— Un rendez-vous ? Précisément. — Il ferma les yeux à demi, tira d’épaisses bouffées de sa pipe, hocha la tête. — Et quel rendez-vous ! comprenez-moi bien. Je puis dire que je suis heureux auprès des femmes, extraordinairement heureux. Si on me lâchait dans le ciel parmi les saintes, le ciel serait bientôt… que Dieu me pardonne le péché ! Faites-moi la grâce de me croire !

— Je vous crois volontiers.

— Eh bien ! voyez. Nous avons un proverbe : « ce que tu ne dis pas à ton meilleur ami ni à ta femme, tu le diras à un étranger sur la grande route. » Débouche la bouteille, Mochkou, donne-nous deux verres, et vous, par miséricorde, buvez avec moi et laissez-moi vous raconter mes aventures, — des aventures rares, précieuses comme les autographes de Goliath le Philistin, — je ne dis pas comme les deniers de Judas Iscariote, j’en ai tant vu dans les églises de Russie et de Galicie que je commence à croire qu’il n’a pas déjà fait une si mauvaise affaire… Mais où donc est Mochkou ?

Le cabaretier arriva en sautillant, rua deux ou trois fois du pied gauche, prit un tire-bouchon dans sa poche, fit tomber la cire, souffla dessus, puis serra la bouteille entre ses genoux maigres, et la déboucha lentement avec des grimaces horribles. Ensuite il souffla une dernière fois dans la bouteille par acquit de conscience, et