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inondent le pays, et en vérité donneraient une médiocre idée de notre littérature, si le lecteur ne savait choisir entre ces ouvrages. Nous apprenons à l’étranger le titre de livres que nous n’avons jamais vus et qui cependant ont d’abord paru à Paris : ces œuvres médiocres passent chez nous inaperçues; les imprimeurs de Leipzig rendent à la France le mauvais service de les répandre avec force réclames, et nous jugent ensuite sur des ouvrages dont ils ont fait seuls le succès. Les acteurs italiens, se mettant de la conjuration, jouent les pièces de nos petits théâtres, et comme les modes de Paris font la fortune des bonnes enseignes sur cette côte de l’Adriatique, il faut quelque bon sens pour ne pas prendre à la lettre une comédie fort en vogue en ce moment, où le très galant chevalier français est représenté au public dalmate sous les traits d’un jeune homme plus aimable que sérieux.

Dès qu’on s’éloigne de la côte, on ne trouve plus que de grands villages. Knin, Obrovatz, Scardona même, ne peuvent prétendre au titre de villes. Nombre de chefs-lieux de district, inscrits en lettres capitales sur la carte, sont des créations administratives nées d’hier et qui pourraient disparaître demain. Le Dalmate moderne n’aime pas les agglomérations; comme ses ancêtres, dont le Porphyrogénète disait : « ce peuple ne peut souffrir que deux cabanes soient l’une près de l’autre, » il disperse ses maisons sur de grands espaces. Vous arrivez à Zéménico, vous en sortez sans avoir vu autre chose qu’une église et un poste de soldats. Vous demandez le chef-lieu de canton, on vous répond que vous y êtes; votre guide vous montre à droite, sur une hauteur, cinq ou six maisons; vous en découvrez quelques autres dans la plaine et sur une seconde colline : ce mot de Zéménico est une expression géographique. Les savans qui consultent la carte de la Dalmatie publiée récemment en vingt feuilles par l’état-major autrichien peuvent être sûrs que toutes les localités qui ont l’honneur de figurer sur ce document ressemblent plus ou moins à Zéménico.

Le paysan slave n’a jamais eu à redouter le contact de la civilisation. Les villes de la côte tenaient à ce qu’il restât barbare : telle était aussi la politique de Venise; elle rendait ainsi impossible la réconciliation entre la noblesse et les habitans des campagnes, elle maintenait sur les confins ottomans une population sauvage qui était son meilleur rempart contre les Bosniaques. Ce paysan, le morlach, comme on l’appelle d’un mot dont le sens est incertain, mais qui paraît signifier les Valaques de la mer, n’a jamais rien appris; il en est encore aux mœurs des premiers jours, pauvre, courageux, ami de l’indépendance, fier des riches couleurs de son costume, de ses broderies faites par les femmes à la maison, de son fusil qu’il ne quitte jamais. Grand, élégant, la taille bien prise, les jambes