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Le passé n’a donc pas été aussi aveugle que le prétend M. Mill pour les qualités intellectuelles de la femme. Il n’a pas laissé à nos contemporains le privilège de la thèse de l’égalité intellectuelle des sexes. Nous disons égalité intellectuelle, parce que c’est de celle-là surtout que M. Mill se préoccupe. Il suppose que nous mettons entre l’intelligence de l’homme et celle de la femme un abîme. A l’un toutes les qualités hautes et fortes, à l’autre rien que des dons inférieurs. A l’un une profonde culture, à l’autre une instruction à peine effleurée qui témoigne du mépris que nous faisons de son intelligence. Qu’en réalité il ne soit pas accordé suffisamment à la culture sérieuse des facultés féminines, qu’en principe trop d’hommes s’exagèrent le défaut d’aptitudes sérieuses dans le sexe féminin, nous ne le contestons pas. L’erreur de M. Mill est de croire à un parti-pris de dénigrement et même d’abrutissement. Il ne paraît guère douter que tout le monde, excepté les émancipateurs de la femme, ne professe sur son intelligence et sur son rôle les idées du bonhomme Chrysale. Nous ne savons si l’école des Chrysale domine en Angleterre, ou plutôt nous savons le contraire. En France, on peut affirmer qu’elle n’a guère d’adeptes parmi ceux dont l’opinion compte. C’est bien à tort qu’on attribue parfois à Molière lui-même les idées des Chrysale et des Arnolphe. Sans aller beaucoup au-dessus d’un idéal tout domestique et encore bourgeois, ce ferme et judicieux esprit, se tenant à l’écart de toutes les exagérations, oppose des jeunes filles parfaitement élevées aux précieuses ridicules et aux sottes prétentions des fausses savantes; il attaque, on sait avec quelle insistance et avec quelle verve, les idées surannées qui fondent la sécurité et le bonheur du mariage sur l’ignorance et l’esclavage des femmes. Le modèle qu’il propose n’est pas Agnès, c’est Henriette, et certes l’idée de donner aux femmes toute espèce d’instruction saine et solide eût trouvé sympathique l’esprit du grand comique moraliste, contemporain de tant de femmes distinguées. La remarque n’est pas déplacée au moment où le nom de Molière est plus d’une fois l’occasion de confusions assez étranges dans cette question de la femme[1].

C’est à tort que M. Mill a transformé ses contradicteurs en de serviles échos de ces temps où la femme est renvoyée exclusivement aux soins matériels. « Rentre chez toi, dit le fils d’Ulysse à Pénélope dans Homère, retourne à ton ouvrage, à ta toile et à ta quenouille, distribue leur tâche aux servantes, mais laisse la parole aux hommes, et surtout à moi qui ai l’autorité dans la maison. » A

  1. Notre illustre contemporain lui-même, Victor Cousin, n’a-t-il pas fait un peu cette confusion dans un morceau, aussi judicieux qu’éloquent, où il recommande de cultiver l’esprit des femmes et où il déclare n’être pas sur ce point de l’école de Molière?