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sincère des premiers jours devient à la longue une attitude : le héros se guinde, se manière. La poésie de lord Byron reste immortelle; mais gardons-nous bien de la jamais confondre avec le byronisme, cette calamité qui n’a que trop sévi chez nous et ailleurs en des temps déjà reculés, et qui ne demanderait pas mieux que de renaître. Voltaire raconte que le dentiste Capron disait : « Je m’occupe maintenant à faire des pensées de La Rochefoucauld ! » Nous avons vu ainsi toute une génération s’occuper à faire des poésies de lord Byron[1]. Cette comédie de l’individualisme eut des acteurs très applaudis, dont le renom aujourd’hui s’efface et disparaîtra de plus en plus. Tout cela est mort et ne saurait revivre. Qu’est-ce que le cours des années comparé aux événemens qui nous séparent de cette période d’imitation, de dilettantisme et de dandysme, qui nous en éloignent à jamais.

On a remarqué justement qu’à dater de la bataille d’Iéna, Goethe n’avait plus rien produit de considérable, il semblait que l’ébranlement du sol national eut tari l’enthousiasme dans ses sources vives. A soixante ans environ de distance, la même commotion s’est produite et bien plus formidable, car cette fois c’est de la société moderne tout entière, de sa vie et de sa mort qu’il s’agit, et, quelque empressée que l’Europe se montre à se désintéresser de nos affaires, la question brûle pour elle non moins que pour nous. Dans un pareil état de choses, quelle figure ferait un homme accordant sa lyre au clair de lune et venant parler de ses défaillances morales et de sa maîtresse qui le trompe à des gens que l’idée de patrie tient éveillés? Byron lui-même avec son génie et ses audaces, Byron pair d’Angleterre et grand seigneur y succomberait : le byronisme est mort, nous le savions; lord Byron lui a-t-il survécu? Question délicate que nous ne nous sommes point posée sans inquiétude, tant l’effacement progressif des choses que nous avons jadis le plus admirées nous inspirait la défiance. Nous avons voulu tout relire, tout revoir, et nous sommes heureux d’en porter hautement le témoi-

  1. Lui-même ne paraît-il pas toucher le point sensible lorsqu’il écrit à Moore (2 février 1818) avec cette façon d’impertinence voulue dont il aime à se maquiller : « J’ignore ce que Murray vous aura répété; mais je lui ai affirmé ce que je pense, à savoir que nous autres jeunes gens nous faisons tous fausse route. Ce n’est pas que j’entende par là que nous ne marchions pas bien; mais ce qui ruinera notre gloire, c’est l’admiration et l’imitation. Quand je dis notre gloire, je parle de nous tous (y compris les lackistes). L’écueil de la génération prochaine sera le nombre des modèles et la facilité d’imitation. Vous verrez qu’ils se casseront le cou en voulant enjamber notre Pégase. Nous autres, nous tenons ferme, parce que nous avons dressé l’animal et que nous sommes de solides cavaliers. Il ne s’agit pas seulement de monter dessus, l’important c’est de le diriger, et c’est en quoi les compagnons qui viendront après nous auront furieusement besoin de manège et de haute école. »