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Il lutta sans relâche et jusqu’à la mort pour les droits de la pensée et de l’imagination contre les préjugés d’un âge qui n’eut pas de plus noble enfant, et qui toujours refusa de le reconnaître. Il est vrai que Shelley avait beaucoup lu Spinoza, crime sans nom aux yeux des fanatiques, et que ne pardonnent ni les évêques d’Exeter et d’Oxford, ni les lords chanceliers. Je m’étonne que, dans Stello, Alfred de Vigny ait oublié Shelley. Sans Shelley, point de complet martyrologe; on lui prit jusqu’à ses enfans! La vieille Angleterre l’avait excommunié, banni... Et ce damné, quiconque plongeait en son cœur, regardait dans sa vie, n’y trouvait que dévoûment, amour. Aimer les hommes à ce point et en même temps nier Dieu, est-ce possible? Cor cordum ! ces deux mots caractéristiques du poète-martyr sont de Byron, et cette épitaphe rachète celle du chien Boatswain.

Shelley avait vingt-neuf ans lorsqu’un jour, se promenant dans le golfe de la Spezzia, un coup de mer l’engloutit avec sa nacelle. Il était svelte, de figure allongée, avec le charme et la gracilité d’une jeune fille; ses grands yeux pleins de phosphore et de vie étrange avaient, comme ceux de Novalis, l’effarement de l’infini. D’épais cheveux châtains flottaient en boucles autour de son front, et sur sa joue, de blancheur lactée, flamboyait cet incarnat de mauvais augure dont certaines pâleurs se colorent à faux comme des roses blanches qui deviendraient rouges. Ses nerfs étaient des fibrines de sensitive qu’il fallait à chaque instant détendre, apaiser. L’opium avait de bonne heure ruiné tout son système, et le délire, comme une épée de Damoclès, nuit et jour menaçait sa tête. Des idées par myriades, et, pour en soutenir le faisceau, point de force! Des rêves, des visions dont il n’était pas maître, et qui le tourmentaient, l’ensorcelaient! Se venger de cette société qui le haïssait, user, comme Byron, de représailles, il n’y pensa jamais. C’était l’âme d’un Ariel. Vaporeuse, éthérée, sa poésie nage dans le bleu, chante en montant toujours à la façon de l’alouette. Byron était armé de pied en cap contre les hommes; au service de ses colères, de sa diabolique ironie, il avait la satire et l’invective. Son train de vie, son opulence, son harem, ses chiens, ses chevaux, son aristocratie, tout cela faisait partie de l’arsenal qu’il employait pour mettre en état de siège poétique l’Angleterre et la vieille Europe; mais le pauvre Shelley, quelles ressources possédait-il pour aller en guerre? Le scandale sous lequel il succombait n’était pas même l’immoralité de Byron, théâtre où le gladiateur superbe pouvait en mourant frapper encore ses adversaires et passionner la foule ; — on l’accusait de ne pas croire en Dieu. Les docteurs de la loi, les gazettes, toutes les commères de la Grande-Bretagne avaient ful-