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s’excusant qu’il a l’habitude de ne prendre à ses repas que du captain-biscuit et du soda-water, — les deux seules choses peut-être qui manquassent à l’office. L’auteur de Childe-Harold ne pouvait pourtant s’en aller à jeun. Des gens furent mandés en réquisition chez le pastry-cook et le buvetier les plus proches, ce qui procura à sa seigneurie le moyen de faire un excellent dîner et surtout d’épouffer son monde.

Les hautes classes, mises en belle humeur de réaction contre les idées de la révolution française par les romans de Walter Scott, saluaient dans lord Byron le messie aristocratique, le barde inspiré. Jamais encore le lyrisme moderne n’avait emprunté de pareils accens aux grands spectacles de la nature, jamais on n’avait chanté sur ce ton la mer, le vaisseau, la tempête. De ce jeune héros, de ce vainqueur plus couronné que ne le furent de leur vivant Shakspeare et Milton, le monde attendait des merveilles; lui-même, plus confiant et dans son génie et dans sa fortune, se sentait d’entrain à tout réaliser quand vint la chute, quand s’ouvrit l’abîme où des profondeurs du ciel Lucifer tomba foudroyé.

Lord Byron avait à la longue aussi trop abusé de la mystification à l’égard de la société anglaise. L’admiration n’entend pas qu’on la dupe, et le jour où les Anglais s’aperçurent que Byron n’était pas simplement un homme de génie, mais que c’était avant tout ce que nous autres nous appelons un homme d’esprit, sa perte fut résolue. En France, l’esprit n’a jamais tué personne, tout le monde en a ; il est vrai que nous passons, non sans raison, pour avoir les défauts de notre qualité, mais enfin cette qualité, étant en quelque sorte nationale, ne blesse aucun intérêt, et, même lorsqu’elle nous cause les plus grands maux, nous l’excusons. Or Byron était un esprit français égaré sur les bords de la Tamise. Aux Anglais sérieux, méthodiques, il affectait de parler cette langue du persiflage qui leur fait horreur ou plutôt qu’ils n’aiment que chez nous, dans nos petits théâtres, où la plupart du temps ils ne la comprennent pas. Levity and irreverence, deux mots fatals contre lesquels, chez eux, il n’y a point d’appel, et lord Byron, c’est une justice à lui rendre, s’il était bien spirituel, était aussi terriblement irrévérent: il traitait sans gêne les convenances et plaisantait d’une façon abominable et tout à fait française des individus les plus importans. Entre la société anglaise et lui, la rupture était inévitable; son mariage en fournit l’occasion. « Je rencontrai miss Milbanke pour la première fois chez lord Melbourne. Ce fut un jour néfaste, et je me souviens très bien qu’en montant l’escalier je fis un faux pas et je dis à Moore, qui m’accompagnait, que c’était un mauvais présage. Hélas! pourquoi n’en ai-je pas tenu compte? » Il