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glace en leur offrant d’excellens cigares. — Vous êtes blessé, dis-je à celui qui étanchait le sang de sa main, effleurée par les crocs du mâtin.

— Une plaisanterie de Fortuno ! s’écria le Gascon. Quand Fortuno mord sérieusement, il ne lâche pas. Vous verrez, s’il attrape le Francesco.

— Qui est Francesco ? demandai-je d’un ton indifférent.

— Qui est Francesco ! répéta le Gascon ; vous ne connaissez donc pas Trickball ?

— Depuis dix jours à peine. Je ne suis pas du pays.

— Alors… Le Gascon s’arrêta ; ses yeux exprimaient le plus profond étonnement. Son camarade et lui se regardèrent comme deux personnes qui se sont crues surprises au milieu d’une confidence par un fâcheux et qui se trouvent en face d’un troisième ami. Je me demandai si Trickball n’avait pas interrompu par son arrivée une conversation que ses oreilles ne devaient point entendre. Le silence qui avait succédé à l’aboiement de Fortuno, l’embarras des gendarmes à l’aspect de Trickball, tout venait à l’appui de cette idée.

— Je ne voudrais pas vous gêner, dis-je ; tout à l’heure Fortuno vous a, je crois, coupé le fil de la voix.

— Vous avez entendu ? s’écria le Gascon d’un ton effaré.

— Du tout !

Il poussa un soupir de soulagement : — C’est, reprit-il, que mon camarade est, comme vous, d’un autre pays, et je lui racontais…

Reprenez votre histoire.

Le Gascon, hésitant, interrogea de l’œil l’autre gendarme. Celui-ci haussa les épaules ; je tendis au Gascon ma gourde de rhum, bien faite pour lui délier la langue. Il but une rasade, puis, s’essuyant la moustache avec le revers de sa manche : — Ah ! vous ne connaissez pas Trickball, dit-il en se rapprochant de moi. Eh bien ! écoutez. Trickball était marié. Sa femme mourut en lui donnant une fille qu’il envoya en Espagne chez une parente, d’où elle revint à l’âge de quinze ans. Ce jour-là, on tua le veau gras, comme vous pensez, et tout le hameau fut de la fête. Trickball ne tenait pas en place ; il se levait, courait à droite, à gauche, servait tout le monde et n’oubliait que lui. Il ne mangeait que des yeux. Moi, qui vous parle, j’étais à côté de son enfant. Belle fille, par le sang de la madone ! mais fille du diable, bien qu’elle eût grandi au pays de la Vierge : des lèvres minces et vermeilles, des narines dilatées, des pupilles larges comme des piastres et couleur d’or ! Rien que d’y songer, j’en ai le frisson. Vous ne me croirez pas ; quand elle buvait, on aurait pu voir le vin couler comme un filet rose sous la peau de sa gorge, tant elle était fine et transparente. Les rougeaudes du