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filles sortent librement, voyagent seules, reçoivent seules qui leur plaît, et choisissant leur mari sans consulter personne. La génération nouvelle se disperse bientôt aux quatre coins de l’horizon. L’individu se développe ainsi dans toute son énergie ; mais le groupe de la famille ne joue aucun rôle social : il ne fait qu’abriter les enfans jusqu’au moment, bientôt arrivé, où ils prennent leur essor. Ces mœurs domestiques des Américains sont un des traits qui frappent le plus les étrangers.

Dans les sociétés primitives, tout l’ordre social est concentré dans la famille. La famille a son culte, ses dieux particuliers, ses lois, ses tribunaux, son gouvernement. C’est elle qui possède la terre. Toute nation est composée d’une réunion de familles indépendantes, faiblement reliées entre elles par un lien fédéral très lâche. En dehors des groupes de familles, l’état n’existe pas. Non-seulement chez les différentes races d’origine aryenne, mais presque chez tous les peuples la famille présente à l’origine les mêmes caractères. C’est le γένος en Grèce, la gens à Rome, le clan chez les Celtes, la cognatio chez les Germains, — pour emprunter le mot de César. Comme l’a très bien démontré M. Fustel de Coulanges dans son livre la Cité antique, la gens romaine, qui fait encore si grande figure dans les premiers temps de la république, a pour base la descendance d’un ancêtre commun. En Écosse, chez les highlanders, le clan se considère comme une grande famille dont tous les membres sont liés par une antique parenté. Dans le pays de Galles, on compte encore dix-huit degrés de parenté. La cousinerie chez les Bretons est proverbiale : elle s’étend à l’infini dans la Basse-Bretagne ; le 15 août, — jour où tous les habitans d’une paroisse se réunissent, — est appelé la fête des cousins. Chez tous les peuples que leur isolement a soustraits aux influences des idées et des sentimens modernes, on peut encore juger de la puissance que possédait l’ancienne organisation de la famille.

Dans les temps reculés où l’état avec ses attributions essentielles n’existe pas encore, l’individu n’aurait pu subsister ni se défendre, s’il avait vécu isolé. C’est dans la famille qu’il trouvait la protection et les secours qui lui sont indispensables. La solidarité entre tous les membres de la famille était par suite complète. La vendetta n’est point particulière à la Corse ; c’est la coutume générale de tous les peuples primitifs. C’est la forme primordiale de la justice. La famille se charge de venger les offenses dont l’un des siens a été victime : c’est l’unique répression possible. Sans elle, le crime serait impuni, et la certitude de l’impunité multiplierait les méfaits au point de mettre fin à la vie sociale. Chez les Germains, c’est aussi la famille qui reçoit et qui paie la rançon du crime, le wehrgeld.