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LETTRES D’UN MARIN.

la mort de Mme de Nesselrode. Voilà comme vos amis sont successivement fauchés. C’est une leçon, il faut se serrer.

Que d’agitations vous allez avoir cet hiver ! Tant de gens pivoteront autour de vous. En général je remarque que dans le désordre où sont les esprits, au lieu de se rapprocher les uns des autres, on s’écarte ; c’est une fâcheuse disposition. Vous serez précieuse avec votre esprit de ralliement et de concentration au milieu de cette société qui se disloque. — Les affaires reprennent un peu ; l’animation revient aux boutiquiers ; ils se remuent beaucoup, et ils espèrent. Vous n’avez pas d’idée du monde qui va à Saint-Cloud dans l’espérance de voir le président. Vraiment c’est chose curieuse. Il y a plus d’un mois que je n’ai rencontré personne avec qui je pusse parler de vous. Je ne sais plus où vous en êtes ni ce que vous faites. J’ai aperçu M. de Saint-Mauris avant-hier ; quel air défait ! J’en ai ressenti une sorte de désolation : le malheureux ! ce n’est que l’ombre de lui-même !.. À bientôt, n’est-ce pas ?


Auteuil, le 24 septembre 1849.

Il était temps, j’éprouvais une vive inquiétude à votre sujet ; votre lettre m’a tranquillisé. Tous ces bruits de choléra m’avaient jeté dans une alarme superstitieuse qui me troublait dans ma solitude. Je cherche en vain à vous féliciter de votre vie dissipée ; au fond du cœur, je sens que, malgré tous les honneurs dont on vous entourera au bal, vous serez là comme un corps sans âme. J’ai remarqué que Dieu vous a donné une véritable grâce d’état : vous êtes habituée au monde à peu près comme un écureuil à tourner dans sa cage ; c’est un manège que vous n’aimez pas, mais vous le faites machinalement avec un tel naturel qu’on croirait que vous y mettez de l’âme et un vif intérêt. Je vous laisse donc applaudir aux grâces et aux muses girondines, inspirez-les, encouragez-les ; mais je suis sûr qu’un vague instinct de retraite et de recueillement vous fait regretter qu’on ne vous laisse pas un peu plus de loisir pour la vie intime. Singulière femme ! vous arrangez ce qui vous touche de près, et voire salon et votre boudoir et votre chambre à coucher, comme sainte Thérèse arrangeait son oratoire. Évidemment vos goûts secrets, vos instincts les plus cachés, les plus profonds de votre être, se révèlent dans cet entourage, dans cette atmosphère d’onction, de demi-mystère, de demi-dévotion ; c’est là ce que vous aimez, et la plus grande partie de votre vie se passe en distractions mondaines, en honneurs de salon, de réceptions, où, par une double faculté, vous circulez comme dans votre véritable élément, dans le milieu de votre choix. Faut-il que je conclue que vous êtes tout simplement une femme d’esprit qui sa-