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sagement de contrôler les apparences officielles des dépêches par la sincérité de la correspondance privée. « Regardez ces lettres particulières, disait-il à Choiseul, comme la loi et les prophètes, car c’est le vrai fond du sac, et prenez garde qu’on ne connaisse à Vienne notre correspondance. » Examinons avec lui ce qu’il appelle « les horreurs d’une décomposition totale ; » apprenons de ce témoin peu suspect à quel degré de défaillance militaire et politique peuvent tomber, entre les mains de certains hommes, les nations les plus puissantes.

Ce n’était pas le nombre qui faisait défaut à l’armée française de 1757 ; elle avait de ce côté-là une supériorité marquée sur l’ennemi. Un état manuscrit des forces militaires de la France, conservé à la bibliothèque Mazarine, porte à 230 000 hommes le total de nos troupes de terre sur le pied de paix en 1752 : l’infanterie de ligne, formant 236 bataillons, 121 régimens, tant nationaux qu’étrangers, figure dans ce total pour 130 000 hommes, les 84 régimens de cavalerie pour 27 000 hommes, la maison du roi compte 10 000 hommes, les 100 bataillons de milice représentent 52 000 hommes. En 1757, les deux tiers de ces forces, 150 000 Français environ, passèrent le Rhin sous d’Estrées et Soubise, allant donner la main aux troupes de l’empire, de l’Autriche, de la Suède et de la Russie, qui cernaient Frédéric : celui-ci, avec 150 000 Prussiens, tenait tête à 400 000 coalisés, et l’événement a bien prouvé, contrairement au préjugé si populaire aujourd’hui, que le nombre ne décide pas toujours de la victoire, qu’à la guerre comme partout la qualité l’emporte sur la quantité. Les causes les plus actives de destruction, les pires fléaux qui puissent sévir sur une armée en campagne, désolaient nos troupes, et semblaient réunis pour énerver et accabler le soldat. Première cause de faiblesse, on avait mal débuté. « On n’était pas prêt, » c’est Bernis qui le dit, et il s’était trouvé des hommes compétens pour affirmer qu’on l’était ; « nous avons été forcés de commencer sans être préparés, les contrôleurs-généraux n’ont pas su nous dire qu’ils ne seraient pas en état de fournir ; on s’est embarqué témérairement. » L’armée partit sans vivres, sans tentes, sans vêtemens. « Elle est sur les dents, écrivait Bernis dès le mois d’octobre avant les désastres ; elle n’a ni subsistances, ni souliers ; la moitié n’est pas habillée, une partie de la cavalerie est sans bottes… Les troupes ont commis des maraudes exécrables et des actions iniques ; le principe de tout cela est l’excès de la misère dans laquelle se sont trouvés les officiers, qui envoyaient leurs soldats au pillage pour acheter d’eux le pain et la viande à meilleur marché, moyennant quoi vous sentez qu’il n’était plus question de compter sur eux pour retenir et punir les soldats,