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fortes preuves d’amitié, et le roi aussi. J’ai trop bonne opinion de M. de Soubise pour craindre que ma franchise me brouille avec lui dans les conseils que je lui ai donnés de résigner le commandement : qui n’a plus qu’un, moment à vivre n’a plus rien à dissimuler. Au reste il m’a passé mille fois par la tête de planter là un champ de bataille où l’on se bat si mal ; mais l’honneur et la reconnaissance me font une loi d’y mourir ou le premier ou le dernier, ainsi que le sort l’ordonnera. Soyez sûr que j’ai toute ma tête, mais elle m’est fort inutile, puisqu’il n’y a plus de ministres ni de ministère. » — Le 29 novembre, le 13 décembre, Bernis redouble ses « jérémiades » et s’exalte dans son découragement. « Le public ne s’accoutume point à la honte de cette bataille ; où en serions-nous aujourd’hui, si je n’avais pas fait rentrer le parlement ? Il faudrait mettre la clé sous la porte. Il faut trancher net et avertir nos alliés de faire la paix. Je n’épargne pas la vérité, et je suis toute la journée à la bouche du canon… On ne meurt pas de douleur, mon cher comte, puisque je ne suis pas mort depuis ces derniers événemens. J’ai parlé avec la plus grande force à Dieu et à ses saints : j’excite un peu d’élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence ; on ouvre de grands yeux tristes, et tout est dit. Si je pouvais éviter le déshonneur qu’il y a de déserter le jour de la bataille, je m’enfermerais à mon abbaye. Le grand malheur, c’est que ce sont les hommes qui mènent les affaires, et nous n’avons ni généraux ni ministres. Je trouve cette phrase si bonne et si juste que je veux bien qu’on me comprenne dans la catégorie, si l’on veut. Il me semble être le ministre des affaires étrangères des Limbes. Voyez, mon cher comte, si vous pouvez plus que moi exciter le principe de vie qui s’éteint chez nous ; pour moi, j’ai rué tous mes grands coups, et je vais prendre le parti d’être en apoplexie comme les autres sur le sentiment, sans cesser de faire mon devoir en bon citoyen et en honnête homme. Dieu veuille nous envoyer une volonté quelconque, ou quelqu’un qui en ait pour nous ! Je serai son valet de chambre, si l’on veut, et de bien bon cœur. »

Telle est dès ce moment la véritable pensée de Bernis : sauver la France en faisant la paix, ou, si l’on s’obstine à la guerre, rompre avec ce parti de la démence en quittant le pouvoir. Son style ne changera pas plus que son opinion ; il est devenu un homme à idée fixe. Les motifs de cette résolution, il les trouve partout : l’armée et le gouvernement les lui fournissent à l’envi. Pendant un an jusqu’au jour où il disparaîtra de la scène en décembre 1758, nous le verrons, dans la détresse et la confusion de l’état, démontrer avec les preuves les plus fortes, avec l’énergie du désespoir, la nécessité d’en finir ; mais ceux qui aiment la précision en ces matières feront