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impatient du joug clérical, aspirant à une condition meilleure, les prédicans se trouvaient amenés à pousser de plus en plus dans la voie révolutionnaire, et, subissant eux-mêmes l’influence de ceux qu’ils semblaient appelés à éclairer, ils devenaient dupes des illusions qu’ils avaient d’abord caressées pour contenter la multitude et répandaient parfois leur sang pour les défendre et les propager.

Telle est l’histoire des derniers chefs de l’anabaptisme et de ce radicalisme protestant qui avait fait avec lui une étroite alliance. À l’esprit vraiment religieux, c’est-à-dire à celui qui échauffe les cœurs sans les consumer, qui les fortifie sans les endurcir, qui les soutient dans l’infortune et les console au bord de la tombe, ils substituèrent un enthousiasme extravagant, un fanatisme tour à tour austère et dévergondé, d’autant plus dangereux qu’ils prétendaient n’agir que par les ordres exprès de Dieu. Les ministres de ces sectaires insensés n’étaient plus les pasteurs vénérables que le pur esprit de l’Évangile pénétrait d’un profond sentiment de bien et remplissait tout entiers de sa pratique ; c’étaient des rêveurs ou des hypocrites, plus animés de la pensée d’abattre tout ce qui faisait obstacle à la réalisation de leurs desseins que de rendre l’homme meilleur et de faire régner la charité et la paix.

Au XVIe siècle, tous les désordres auxquels nous ont fait assister nos trop fréquentes révolutions s’étaient donc déjà produits, mais avec cette différence qu’ils eurent un caractère plus religieux que politique, bien qu’on y retrouve l’empreinte du même malaise social dont l’humanité est actuellement travaillée. Les factions s’appelaient alors des sectes, et les démagogues des prédicans ou des prophètes. Cette félicité que promettent aux classes ouvrières et pauvres les utopies de certains philosophes et de certains publicistes, les apôtres de l’anabaptisme et des écoles qui s’y rattachaient l’annonçaient à leurs adeptes. Les uns et les autres ont mis pour condition préalable de cette régénération de la société qu’ils devaient opérer l’anéantissement de l’ordre existant. Les égarés du XVIe siècle payèrent chèrement leur erreur, et furent exterminés avant d’avoir poussé bien loin leur œuvre de destruction. Puissent les égarés du XIXe que de terribles leçons n’ont point désabusés, se convaincre de la leur avant d’avoir amoncelé autour d’eux les ruines d’une société qui les écraserait dans sa chute !

Alfred Maury.