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LETTRES D’UN MARIN.

Votre bon esprit ne vous eût-il pas révélé tout cela, j’aurais donné le mot d’ordre à S… pour faire une razzia dans vos appartemens, si vous les aviez transformés en boutique d’ébénisterie, en mombrotterie en un mot. — J’ai eu hier la visite du chef de cabinet du duc de Montebello au moment de février (depuis il s’est retiré dans ses terres à Fontenay-le-Comte, sur le chemin de Saumur à La Rochelle), charmant garçon dont je vous ai parlé et qui est resté aimable, spirituel et charmant après comme devant : chose rare et que je vous signale. — Qu’est-ce que c’est que ces vomissemens dont vous me parlez ? sont-ils passés ? Est-ce fatigue, changement d’air, de nourriture ? Ces chaleurs caniculaires, cette sécheresse inexorable, ce ciel d’airain, sont insupportables ; tout le monde est plus ou moins influencé, plus ou moins malade. — Ne dédaignez pas trop le plus petit malaise ; en pareille saison, tout est redoutable ; il faut vous soigner. J’ai toujours là votre veratrum bien cacheté, bien ficelé, bien enveloppé. Je n’ai pas eu occasion de m’en servir ; que vos remèdes vous servent à vous-même et vous maintiennent en bonne santé !


Vitry-le-Français, le 1er septembre 1849.

Vous voyez par la date de ma lettre que je suis chez ma mère. Une lettre de ma sœur m’avait tellement alarmé que j’ai quitté Paris en toute hâte, redoutant d’arriver trop tard pour recevoir un dernier soupir. Voici ce qui est arrivé. Ma pauvre vieille mère s’en va s’affaiblissant ; à cela, il n’y a rien de surprenant, c’est l’effet de l’âge, effet progressif et pourtant à peine sensible. Il y a quelques jours, des maux de tête violens l’avaient saisie, ce n’étaient sans doute que des douleurs rhumatismales ; cependant le médecin, craignant un engorgement de cerveau et par suite une paralysie, lui appliqua des sangsues. La moindre goutte de sang retirée d’un corps si frêle est une perte sensible : la vie sembla s’être retirée presque tout à fait ; les yeux s’éteignirent, l’effroi gagna l’entourage, et l’alarme vint jusqu’à moi. J’accourus : ma vue produisit sur ma mère un effet électrique ; le sang reflua vers son cerveau, la vie reprit ses fonctions comme par enchantement, et en l’examinant bien il m’est presque impossible de saisir en elle depuis deux ans d’autre altération qu’un amoindrissement général très peu marqué. Quand on laisse à l’air un morceau de camphre cristallisé, il s’évapore lentement, et peu à peu le cristal diminue de dimensions ; mais il faut une grande attention pour constater cette diminution. Eh bien ! voilà l’effet que me produit ma pauvre vieille mère. À moins d’accident imprévu et violent, elle s’éteindra lentement ; ce qui me frappe en elle, c’est encore la fraîcheur de son imagination.