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trois siècles, l’invasion est à l’état permanent; elle est une institution, elle est, pour ainsi dire, l’institution unique de ces temps-là... Les Francs seuls font un continuel effort pour l’arrêter, les Francs, qui sont Teutons d’origine, mais qui ont eu cette singulière destinée d’être toujours les ennemis des Teutons, et qui depuis Clovis jusqu’à Charlemagne se sont épuisés à les combattre ou à les civiliser. Ils y réussissent à la fin; avec Charlemagne, l’invasion germanique est décidément arrêtée, et c’est au contraire la religion et la civilisation de la Gaule qui s’emparent de la Germanie.

Cette longue invasion n’inspire à M. Zeller ni la franche admiration des historiens allemands ni l’indulgence naïve des historiens français. Il n’a pas l’ingénuité de rabaisser l’empire romain; il n’abuse pas de quelques lignes déclamatoires de Salvien pour prétendre que la Gaule fût une « société pourrie. » Il ne lui semble pas que la Gaule eût besoin des Germains pour se régénérer. L’invasion lui apparaît tout simplement comme une série d’incursions de pillards qui n’avaient que la guerre pour gagne-pain. Ce « peuple-invasion», cette « race de proie » ne songeait pas du tout à régénérer l’humanité. L’auteur dit de ces hommes ce qu’en disent les documens de ce temps-là : ils aiment le vin, ils aiment l’or; ils se battent et s’assassinent entre eux pour se disputer cet or, ce vin, cette terre. Il décrit, d’après les chroniques, leur manière de combattre, et il signale déjà leur adresse et « leur feintise. » Il cite Grégoire de Tours sur les mœurs des Mérovingiens, et il ajoute : « Voilà la chasteté germaine. » Il parle de ces barbares qui, à peine convertis, mettaient la main sur les riches abbayes et les fructueux évêchés, et qui «installaient les vices germains sur les sièges chrétiens. » Il calcule les maux de l’invasion, les désordres des gouvernemens, l’administration mise à ferme, la justice disparue, l’explosion des convoitises, le débordement des débauches et des crimes, et il se demande si les plus mauvais empereurs romains ne valaient pas cent fois mieux que ces rois barbares, et si les époques les plus désolées et les plus tristes de l’empire n’étaient pas infiniment préférables au temps où les Germains ont régné. Il cherche ce que ces envahisseurs ont fait, et il ne trouve que des ruines, — ce qu’ils ont apporté au monde, et il ne trouve que désordre et brutalité. Il cherche en retour ce que la Germanie a reçu des peuples latins, et il trouve le christianisme, l’apaisement, la fixité au sol, l’art de bâtir des villes, l’habitude du travail, la civilisation. — Il montre que la Germanie, en tant que nation civilisée, est l’œuvre de Rome et de la Gaule. Il met surtout en lumière un fait caractéristique : c’est que le progrès intellectuel, social, moral, ne s’est pas opéré dans la race germanique par un développement interne, et ne fut jamais le fruit d’un travail indigène. Il s’est opéré toujours par le dehors. Du dehors lui est venu le christianisme, implanté par l’épée