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peuple allemand convoite l’Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d’avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu’on ne s’empare de la Hollande, l’histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lombardie, comme son nom l’indique, est une terre allemande, et que Rome est la capitale naturelle de l’empire germanique.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ces savans sont d’une sincérité parfaite. Leur imputer la moindre mauvaise foi serait les calomnier. Nous ne pensons pas qu’il y en ait un seul parmi eux qui consente à écrire sciemment un mensonge. Ils ont la meilleure volonté d’être véridiques et font de sérieux efforts pour l’être; ils s’entourent de toutes les précautions de la critique historique pour s’obliger à être impartiaux. Ils le seraient, s’ils n’étaient Allemands. Ils ne peuvent faire que leur patriotisme ne soit pas le plus fort. On dit avec quelque raison au-delà du Rhin que la conception de la vérité est toujours subjective. L’esprit ne voit en effet que ce qu’il peut voir. Les yeux des historiens allemands sont faits de telle façon qu’ils n’aperçoivent que ce qui est favorable à l’intérêt de leur pays; c’est leur manière de comprendre l’histoire, ils ne sauraient la comprendre autrement. Aussi l’histoire d’Allemagne est-elle devenue tout naturellement dans leurs mains un véritable panégyrique; jamais nation ne s’est tant vantée. Ils ont profité très habilement du reproche de vantardise que nous nous adressions pour se vanter tout à leur aise. Nous nous proclamions vantards; ils se vantaient avec candeur. Nous faisions croire au monde entier que nous nous vantions, alors même que nos propres historiens semblaient s’appliquer à nous rabaisser; ils se vantaient sans avertir personne, modestement, humblement, scientifiquement, comme malgré eux et par pur devoir. Cela a duré cinquante ans.

Quand on s’admire tant, on ne peut guère admirer les autres. Aussi les historiens allemands sont-ils sévères pour l’étranger. Il faut à la vérité leur rendre cette justice, qu’ils savent distinguer entre les peuples. Leur critique historique est assez clairvoyante pour ne s’acharner que sur ceux qui ont été les ennemis de l’Allemagne. Dans l’antiquité, ils louent volontiers la Grèce en faisant cette seule réserve, que « les Grecs n’eurent jamais le sentiment poétique au même degré que la race allemande. » Ils sont moins bienveillans pour Rome, qui eut le tort dans l’antiquité de retarder les invasions germaniques, et au moyen âge de poser une limite aux convoitises impériales. Parmi les nations modernes, ils apprécient l’Angleterre et la Hollande, dans lesquelles ils croient se reconnaître; ils louent volontiers les stathouders et n’attaquent parmi les rois anglais que ceux qui ont été les alliés de la France. Ils sont moins indulgens pour la Russie, surtout depuis que ce pays a cessé d’être exploité par les Allemands. C’est surtout pour la Pologne et pour la France que