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d’une tout autre façon la science historique. Ce peuple a dans l’érudition les mêmes qualités que dans la guerre. Il a la patience, la solidité, le nombre, il a surtout la discipline et le vrai patriotisme. Ses historiens forment une armée organisée. On y distingue les chefs et les soldats. On y sait obéir, on y sait être disciple. Tout nouveau-venu se met à la suite d’un maître, travaille avec lui, pour lui, et reste longtemps anonyme comme le soldat; plus tard, il deviendra capitaine, et vingt têtes travailleront pour lui. Avec de telles habitudes et de telles mœurs scientifiques, on comprend la puissance de la science allemande. Elle procède comme les armées de la même nation; c’est par l’ordre, par l’unité de direction, par la constance des efforts collectifs, le parfait agencement de ses masses, qu’elle produit ses grands effets et qu’elle gagne ses batailles. La discipline y est merveilleuse. On marche en rang, par régimens et par compagnies. Chaque petite troupe a son devoir, son mot d’ordre, sa mission, son objectif. Un grand plan d’ensemble est tracé, chacun en exécute sa part. Le petit travailleur ne sait pas toujours où on le mène, il n’en suit pas moins la route indiquée. Il y a très peu d’initiative et de mérite personnel, mais aucun effort n’est perdu. Une volonté commune et unique circule dans ce grand corps savant qui n’a qu’une vie et qu’une âme.

Si vous cherchez quel est le principe qui donne cette unité et cette vie à l’érudition allemande, vous remarquerez que c’est l’amour de l’Allemagne. Nous professons en France que la science n’a pas de patrie; les Allemands soutiennent sans détour la thèse opposée. « Il est faux, écrivait naguère un de leurs historiens, M. de Giesebrecht, que la science n’ait point de patrie et qu’elle plane au-dessus des frontières : la science ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être allemande.» Les Allemands ont tous le culte de la patrie, et ils entendent le mot patrie dans son sens vrai; c’est le Vaterland, la terra patrum, la terre des ancêtres, c’est le pays tel que les ancêtres l’ont eu et l’ont fait. Ils aiment ce passé, surtout ils le respectent. Ils n’en parlent que comme on parle d’une chose sainte. A l’opposé de nous qui regardons volontiers notre passé d’un œil haineux, ils chérissent et vénèrent tout ce qui fut allemand. Le livre de Tacite est pour eux comme un livre sacré qu’on commente et qu’on ne discute pas. Ils admirent jusqu’à la barbarie de leurs ancêtres. Ils s’attendrissent devant les légendes sauvages et grossières des Niebelungen. Toute cette antiquité est pour eux un objet de foi naïve. Leur critique historique, si hardie pour tout ce qui n’est pas l’Allemagne, est timide et tremblante sur ce sujet seul. Ils en sont encore au point où nous étions en France quand nous condamnions Fréret pour avoir porté atteinte au respect dû aux Mérovingiens.

L’érudition en France est libérale; en Allemagne, elle est patriote. Ce n’est pas que les historiens allemands n’appartiennent pour la plupart