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Eh bien ! non, quoi qu’en disent les colporteurs d’imaginations saugrenues, la France n’est point en cause à Berlin, on n’a point à s’occuper d’elle, non-seulement parce qu’on n’a pas le droit d’insulter à ses malheurs, mais parce qu’en réalité on ne peut rien, parce qu’il n’y a pas même les élémens d’une négociation, d’une entente quelconque. Imagine-t-on M. de Bismarck, qui a décliné et traité avec dédain pendant la guerre tous les conseils de l’Europe, venant aujourd’hui demander à cette même Europe la garantie de tout ce qu’il a fait sans consulter personne ? Quoi donc ? après avoir seul vaincu la France au point de lui arracher des provinces, il se sentirait obligé de s’assurer l’appui, ne fût-ce que l’appui moral, de la Russie et de l’Autriche pour mettre son œuvre à l’abri des retours de fortune ? Le terrible chancelier irait appeler du secours contre ceux qu’il a dépouillés ? Ce serait de la part de l’Allemagne l’aveu d’une étrange inquiétude. Et d’un autre côté se figure-t-on des cabinets, des empereurs appelés à mettre le visa de la légalité européenne aux conquêtes de la Prusse, sanctionnant d’une façon plus ou moins directe, plus ou moins déguisée, les transformations du centre du continent, et tout cela pour mettre en repos la conscience de l’empereur Guillaume, pour assurer à M. de Bismarck la durée de son œuvre ? En quoi la Russie et l’Autriche seraient-elles intéressées à entrer dans cette voie, à traiter la France en suspecte ou en ennemie, à partager avec l’Allemagne la solidarité d’une politique qui ne leur a valu jusqu’ici que des craintes et des menaces ? Quel intérêt auraient-elles à se lier pour l’avenir, à laisser M. de Bismarck libre d’épuiser à l’égard de la France les rigueurs de la plus implacable victoire ? Autrefois cette alliance des cours du nord était possible et pouvait garder un certain caractère permanent, parce qu’elle était l’expression d’une pensée supérieure, la pensée de défendre en commun l’ordre européen, les principes conservateurs contre la révolution dont la France était le foyer. Aujourd’hui tout cela n’existe plus, M. de Bismarck est le plus grand des révolutionnaires, et en prêtant au chancelier allemand un concours indirect contre la France la Russie et l’Autriche serviraient simplement une ambition territoriale, une politique de conquête, sans avoir la chance de trouver ailleurs leurs compensations, puisque sur un autre terrain, en Orient par exemple, elles ne s’entendraient plus.

Comment donc une alliance nouvelle pourrait-elle naître de cette entrevue des empereurs ? La Russie et l’Autriche n’ont aucun intérêt à encourager une politique d’hostilité contre la France, et M. de Bismarck lui-même n’est peut-être pas si pressé de courir de nouvelles aventures. Avec l’instinct et la prévoyance du politique, il sent bien que l’œuvre entreprise par lui n’est pas simplement une affaire de force, et l’entrevue de Berlin lui aura probablement donné tout ce qu’il demande pour le moment, si elle lui procure une certaine période de paix qui lui permette de pousser jusqu’au bout le travail intérieur qu’il a commencé.