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— Moi, votre femme? fit la jeune fille avec un geste d’épouvante, c’est impossible!

— Impossible, grand Dieu! Pourquoi?

— Ne savez-vous pas qui je suis?.. Partez, au nom du ciel! ne m’interrogez pas; je ne puis être à vous !

J’étais atterré; j’allais continuer lorsqu’elle éclata en sanglots, et malgré mes efforts pour la retenir elle s’échappa de mes bras, me laissant comme foudroyé. Je ne sais combien de temps je fusse resté sous le coup de mon égarement sans une voix triste et dolente qui murmura en portugais à côté de moi : — Que faz ahi, o senhor? (que faites-vous là, monsieur?)

C’était la vieille négresse Nora, que j’avais toujours vue auprès de Rita. J’écrivis à la hâte quelques mots au crayon sur un papier, et je la priai de les porter à sa maîtresse. — Rita, no ama,.. me dit-elle. (Rita, pas maîtresse.) — Je la regardai avec fureur: elle n’eût pas été femme, je l’eusse frappée. — Oh ! reprit-elle d’un air triste, comme fâchée d’avoir été mal comprise, en son humilde criada (je suis sa servante dévouée). Rita empêcher toujours moi d’être battue.

— Porte-lui donc ceci, si tu l’aimes; mais ne remets ce papier qu’à elle seule... Jure-le !

Nora se signa et jura ce que je voulus. Je disais : « Rita, je ne partirai point. Je reste pour vous mériter, pour vaincre les obstacles qui s’opposeraient à ce que j’ose espérer. Au nom du ciel, gardez le secret de cette résolution jusqu’à demain.

« CHRISTIAN. »


Je vous ai dit qu’après la lente disparition du Funchal derrière l’horizon j’avais envisagé avec effroi toute l’étendue de la situation sans issue où volontairement je m’étais placé. Le brick parti, je devais sans retard aller trouver da Silva; mais comment l’aborder? que lui dire pour expliquer mon étrange séjour à Boa-Vista? Rien qu’en parlant de l’attachement d’un blanc pour une fille de couleur, n’allais-je pas lui fournir un motif de raillerie? Si je lui disais que la personne aimée était Rita, que je la voulais prendre pour femme, n’était-ce pas faire éclater une inimitié terrible? Je venais ravir à un vieillard avare son trésor, l’âme de sa maison, l’ange gardien de ses malades, la femme qui devait remplacer près des orphelins la mère récemment perdue. Il ne fallait pas oublier un seul instant qu’en sa qualité de vice-consul, da Silva avait le droit de me tenir enfermé jusqu’au passage d’un navire; cet homme n’avait qu’un seul mot à dire au commandant d’un bâtiment de guerre anglais, pour que dès mon arrivée en Europe je fusse remis comme déserteur à l’un des représentans de la nation sous le pa-