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élevée, ils dorment sur le sol foulé, enveloppés dans une couverture en coton fabriquée sur la côte d’Afrique. Parfois dans une de ces demeures l’œil étonné découvre un piano, un meuble élégant, des défroques d’Europe, des vins excellens et de tous les pays : ce sont des épaves que la mer a rejetées sur les côtes de ces îles, tristement fertiles en naufrages. Si les diamans y brillent aux doigts de presque toutes les négresses, c’est qu’elles les ont enlevés, en les mutilant sans scrupule, aux mains crispées des noyées. Sans la pêche, fort abondante d’ailleurs, sans les épaves, il n’y aurait peut-être pas un habitant à Boa-Vista.

Lorsque j’aperçus Rita, elle distribuait à des chèvres avides quelques feuilles fraîches de maïs; accroupie aux pieds de la jeune fille, se trouvait la négresse que j’avais interrogée la veille. Dès que celle-ci me vit, elle s’élança vers moi, et, s’emparant de mes mains, y posa sas grosses lèvres selon la coutume humble des esclaves. Je devins cramoisi autant des étranges marques de soumission que je recevais d’une pauvre femme que de l’ennui de me voir reconnu. — Où as-tu fait connaissance avec cet étranger, Nora? lui demanda sa maîtresse.

Je n’entendis pas la réponse, qui fut dite à voix basse; mais la négresse parlait avec volubilité, roulant à tout instant ses grands yeux de mon côté, et j’eus la certitude que tout ce qui avait été échangé en paroles entre elle et moi était fidèlement rapporté. Rita me considéra longuement; il y avait un étonnement craintif dans son regard, presque une question. J’étais tout interdit. Lorsqu’elle me demanda ce que je cherchais, je fus quelques secondes sans pouvoir répondre. — Da Silva, lui dis-je enfin, m’a fait espérer que vous consentirez à être pour nous tous, pauvres naufragés, mais surtout pour un de nos matelots qui vient d’être atteint par les fièvres, ce que vous êtes pour les malades de cette maison, une sœur de charité.

— De tout mon cœur, reprit-elle simplement.

Elle se leva aussitôt, et me conduisit, suivie de Nora, dans une petite chambre où elle gardait et préparait sans doute les médicamens. Elle y prit ce qui convenait au matelot souffrant ; nous parcourûmes ensuite la maison, afin d’y découvrir des objets très utiles à des Européens naufragés, mais sans valeur pour un habitant de Boa-Vista. — Le vice-consul, me dit tout à coup la jeune fille, vous a-t-il autorisé à me demander tout cela?

— Oui. Le vice-consul approuve tout ce que vous ferez; seulement, connaissant votre générosité, il m’a chargé de vous recommander de ne pas dévaliser toute sa maison pour nous.

Elle sourit avec une légère ironie, puis d’une voix douce : —