Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fesser mon amour dès qu’il s’offrirait une occasion propice. J’étais étonné que le vice-consul, en me regardant avec quelque attention, ne lût pas dans mes yeux, ne vît pas dans ma contenance embarrassée tout ce qui se passait en moi, et ne vînt pas de lui-même au-devant des explications que je brûlais d’obtenir de lui. Heureusement le hasard servit mes désirs. Importuné par la demande de quelques secours pour un de nos matelots malades, da Silva me dit avec une grossière brusquerie de m’adresser désormais pour ces sortes de requêtes à Rita, que cette fille seule connaissait les ressources de sa maison, qu’il lui avait donné ses pleins pouvoirs depuis qu’il était malade, et qu’il agréait d’avance tout ce qui serait convenu entre nous. — Rita, lui dis-je avec quelque étonnement, est bien cette jeune fille que j’ai vue hier veillant sur vos malades ?

— Précisément.

— Je comprends mal le portugais ; il est à craindre qu’elle ne puisse pas elle-même comprendre ce que je lui demanderai, si, comme à vous, je lui parle anglais.

— Soyez tranquille. Des relations d’affaires avec les Américains qui viennent à Boa-Vista tous les ans chercher des sels et des peaux de chèvres ont rendu cette langue familière à toutes les personnes de l’île. La nature, qui nous a faits noirs, a racheté son injustice en nous accordant le don des langues.

— Et le français, monsieur le vice-consul, quelqu’un le parle-t-il dans l’île ?

— Personne ; il n’y pas même de vice-consul de France à Boa-Vista.

Une idée que je croyais très heureuse traversa mon cerveau. — Vous plairait-il de l’apprendre de moi ?

— Apprendre le français à un vieux gorille ? Vous n’y songez pas. Vous pourriez partir demain, — ce que je vous souhaite, — et il est bien inutile de se casser la tête pour un travail qu’on ne peut pas finir… à moins, s’écria-t-il avec un rire lugubre qui secouait les os de sa mâchoire comme des castagnettes, que vous ne vouliez vous fixer dans l’archipel du Cap-Vert comme maître d’école. Vous seriez sûr de n’y avoir aucun concurrent,… et par momens, quand la mort fauche cette île, pas un élève !

— Pourquoi pas ? — répliquai-je sans me laisser rebuter par ses sinistres plaisanteries, en songeant sérieusement qu’il m’indiquait ainsi pour l’avenir une ressource contre l’abandon et la misère.

Le vice-consul ne daigna plus me répondre ; il alluma un cigare de Bahia, tout en me regardant en dessous et peut-être avec quelque admiration; cependant était-ce bien de l’admiration, et ne pen-