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sièges, des planches élevées du sol à l’aide de pierres d’une égale hauteur, pour orchestre deux noirs frappant à tour de bras sur une grosse caisse ou raclant du bout de leurs ongles trois cordes ingénieusement tendues sur une noix de coco coupée en deux, la lune éclairait, — pour rafraîchissemens, de petits morceaux de canne à sucre servis dans une calebasse desséchée. Goût baroque! presque toutes les danseuses, pieds nus, au visage couleur d’ébène, mais aux traits réguliers, portaient des robes blanches à falbalas. Rien cependant n’est ridicule dans leur costume journalier, composé invariablement d’une longue jupe bleue et d’un canezou très large sur lequel elles jettent une mantille en cotonnade. Malgré leur accoutrement, les hommes du Rubens les trouvèrent belles à ravir; il faut croire que l’admiration était réciproque, car les danses durèrent tard dans la nuit. Dans un groupe silencieux de vieilles femmes accroupies bouches béantes autour des danseurs, j’avais reconnu tout à coup une négresse attachée au consulat. Je lui avais fait signe de sortir de l’atmosphère trop échauffée de la danse, et, une fois en plein air, je m’étais empressé de lui demander le nom de celle dont l’image ne me quittait plus. — Rita, me dit-elle. — Je sus encore que, née à Porto-Praya de San-Yago, elle n’était ni la fille de da Silva ni son alliée.

Le lendemain, je la vis sortir de la misérable hutte couverte de palmes sèches qui tient ici lieu de temple. Ses traits ont toute la noble régularité des visages européens; elle est grande, svelte, et sa lente démarche m’a rappelé celle des femmes de la Judée. La pâle couleur de sa peau jette dans mon esprit un grand trouble. Quelle est l’origine, la race de cette femme? Ses bras, son col, ses fines épaules, ont les reflets du bronze florentin. Il y a de l’or dans sa chair. La Sulamite du Cantique des cantiques devait avoir cette étrange beauté; comme celle que Salomon appelait la plus belle d’entre les femmes, elle eût pu dire : « Je suis brune, mais de bonne grâce... Ne prenez pas garde à moi de ce que je suis brune, parce que le soleil m’a regardée. »

A tout instant, vous pouviez entrer en rade avec le bâtiment qui devait nous rapatrier; bien décidé à vous laisser mettre à la voile sans moi, si j’apprenais que je pouvais épouser Rita, je retournai chez le vice-consul da Silva dès le lendemain de ma première visite. En ma qualité de blanc, — qualité dont jusqu’à ce moment je n’avais pas soupçonné le privilège, — le mulâtre n’osa pas me faire un trop mauvais accueil ; il me reçut avec son indifférence habituelle, sans attacher aucune importance à cet empressement, sans se douter du motif qui m’amenait chez lui. Je n’avais qu’un but cependant, lui parler de celle que j’aimais, entendre parler d’elle, con-