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ruse et l’intrigue; elle eut des amans par stratégie, non par passion. Le nombre même de ces amans démontre sa froideur naturelle. Plus ardente, elle en aurait limité le chiffre; de tempérament paisible, elle n’eut au contraire d’autre souci que de les augmenter, puisqu’ils n’étaient que des pions sur l’échiquier de ses calculs; mais en cherchant à se défendre contre les circonstances elle ne fit qu’en grossir les difficultés. Cette stratégie amena des éclats, et ces éclats la livrèrent en proie aux intrigues, aux ressentimens et aux violences de ses amans, qui exploitèrent au profit de leurs passions une situation qui la laissait à leur merci. Dans toutes les aventures que Bussy met à sa charge, il n’y a pas, à proprement parler, une seule aventure galante, sauf la première, celle de M. de Nemours, qui est plutôt une inclination sentimentale qu’autre chose. Toutes les fautes dont il l’accuse sont des manèges, non des sensualités et des caprices; seulement, comme ces manèges se fondent sur les rapports de sympathie amoureuse naturelle entre les deux sexes, ils prennent nécessairement la couleur et le nom de la galanterie. Si Bussy était plus qu’un diffamateur, s’il avait calomnié, le caractère de la duchesse de Châtillon ne ressortirait pas de son récit avec une si parfaite unité, nous ne saisirions pas avec la même clarté le principe de ses aventures, et nous ne remarquerions pas la même fine et exacte concordance entre le récit et le portrait.

Aimez-vous les devises? Bussy en a mis partout dans cet appartement où il a fait peindre les portraits des belles contemporaines de sa jeunesse galante. Il y en a sur la voûte, sur les murailles, tout le long des croisées; elles se suspendent en festons, elles se déroulent en arabesques, elles se replient en paraphes; les unes conseillent, les autres regrettent; celles-ci sont gaîment plaisantes, celles-là cyniquement amères. Disons cependant qu’en général la philosophie amoureuse qu’elles expriment évite assez bien les extrêmes de l’optimisme et de la misogynie, et se maintient dans un moyen terme solide dont un cynisme naturel fait l’élément principal. Citons-en quelques-unes des plus caractéristiques sans longs commentaires, en laissant à chaque lecteur le soin d’en juger d’après son expérience. En général Bussy porte peu d’illusions dans l’amour, comme le prouvent les deux devises suivantes, où ne se trahit pas une confiance exagérée en la vertu féminine : crede mihi; res est ingeniosa dare, « crois-moi, donner est chose ingénieuse;... » — casta est quam nemo rogavit, « celle qui est chaste est celle que personne n’a sollicitée. » Si Bussy ne croit guère à la vertu, il croit encore moins à l’amour dans le sens idéal et élevé du mot; mais il croit à la passion, c’est-à-dire aux préférences de l’appétit sensuel, aux affinités électives de la chair, et c’est à ce genre d’amour que