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race dans son ode à Tibulle[1]. Il y a cinq ou six vers dans cette élégie qui, rapprochés de l’épître d’Horace, montrent qu’avec les années Tibulle avait retrouvé, sinon la joie et le bonheur, du moins la douce sérénité de son innocente nature. « A quoi bon exciter l’envie? Loin de moi la vanité vulgaire! Que le sage se réjouisse en silence dans son cœur. Je puis vivre heureux ainsi au fond des forêts, où aucun pied humain n’a frayé le chemin. Tu es le repos de mes tristesses, ma lumière dans la sombre nuit, et dans ma solitude tu me tiens lieu d’un monde. » Inutile d’ajouter que Tibulle ne se maria point. Alors même qu’il n’eût pas eu l’âme blessée mortellement, je doute qu’il se fût jamais assez intéressé aux choses de la vie réelle pour devenir chef de famille et donner des citoyens à l’état. En dépit des efforts et des tendances romantiques de quelques princes, comme Auguste et Tibère, les lois renouvelées de Lycurgue sur le célibat avaient paru parfaitement ridicules, et n’avaient eu aucun effet sur les esprits éminens du siècle, comme Virgile, Horace, Properce. L’idée de patrie, après avoir réalisé de grandes choses dans le monde, avait évidemment fait son temps. Elle ne disait plus rien à ceux qui ouvraient l’ère de la démocratie universelle. Certes, comme Properce, Tibulle aurait pu écrire ces paroles, qu’un Romain du temps d’Annibal n’eût pu entendre sans mourir de honte et d’indignation : « Qu’ai-je besoin de donner des fils aux triomphes de la patrie? Aucun soldat ne naîtra de mon sang[2]. »

Ah! que nous comprenons trop ces vers-là, car enfin, quoi qu’en disent nos Catons, nous sommes revenus à ces beaux jours de la décadence où il fait si bon vivre! Laissez-les de leurs cris aigus remplir l’école et appeler la colère des dieux sur les vices du siècle. Ces hommes à la barbe hérissée, au long manteau sordide, qui sans pitié frappent de leur bâton ferré les précieuses mosaïques de nos petites maisons, ces êtres bizarres et mélancoliques, qui apparaissent comme des spectres, étendent pour nous maudire un bras décharné, puis rentrent dans l’ombre, produisent sur l’esprit des convives de l’universel banquet une diversion qui a son charme, et dont l’effet est de réveiller la volupté au cœur alangui du sage couronné de roses. Les dames romaines le savaient de reste. Pendant les longues heures de la toilette du matin, en attendant l’amant, en litière, à la promenade, elles aimaient fort la vue, les grands discours austères de leur philosophe, sorte de chapelain de ce temps-là. Plus d’une l’écoutait rêveuse, tandis que le singe et le fou faisaient assaut de cabrioles pour attirer un regard, mériter une caresse de leur bonne maîtresse. Ces jours-là, elles étaient

  1. Horat., Od., I, XXXIII, de la même époque que l’épître (Kirchner).
  2. Prop., II, VII, 13-14.