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une créature singulièrement fine, habile, rusée, perfide[1], qui, instruite par les leçons de sa mère, trouvera peut-être un jour que plusieurs amans rapportent plus qu’un seul, et montre déjà une habileté pratique au moins aussi raffinée que l’est sa piété et sa science profonde de la volupté.

Tibulle eut bientôt tout loisir de méditer sur cette étrange fille « à double langue, » dont la grâce tour à tour languissante et vive, les allures équivoques et sinueuses, rappelaient le colubrinum ingenium du vieux poète comique. La porte de Délia se ferma devant celui qui n’avait pas même su rapporter d’Orient quelques millions de sesterces. Nul doute qu’à sa manière Délia n’ait aimé Tibulle ; peut-être l’aimait-elle encore. Elle ne l’avait pas vu partir sans douleur. Quand son amant la trouvait seule, il lui suffisait sans doute d’un long regard muet, tout chargé de tendresse et de reproches, pour l’amener à ses pieds, aimante et dévouée comme une prêtresse introduite dans la cella du dieu. Elle devait éprouver une sorte de vénération pour cet homme d’une autre race dont la belle âme, les grandes manières et le contact exquis semblaient purifier et ennoblir. Elle avait certainement une conscience obscure de l’immense supériorité morale de son amant. Toutefois elle était plutôt étonnée que touchée. Elle avait porté avec amour le doux joug du maître, mais l’idée ne lui était jamais venue qu’elle pût être de la même espèce que lui. Dans les premiers jours, quand Tibulle comprit qu’il avait une sorte de rival, il bondit sous l’aiguillon de l’orgueil et de la douleur, parla en maître, se rendit impossible ; on se sépara[2]. Rien ne prouverait mieux au besoin que l’affection de Tibulle pour Délia n’avait rien de commun avec les banales amours des jeunes élégans pour les belles affranchies. Celles-ci avaient naturellement beaucoup d’amis. Le trouver mauvais eût paru d’un Scythe. Le premier précepte du code de la haute galanterie, c’est qu’on doit avoir le bon goût de supporter un rival, et que le mieux est de paraître tout Ignorer[3]. Tibulle connaissait les maximes de ce code : il les pratiquera plus tard avec Némésis ; mais il aime Délia avec la simplicité sérieuse d’une âme neuve et naïve. Il l’aime assez pour faire taire son ressentiment et pour étouffer son orgueil ; il revient le premier aux pieds de son amie, il s’y roule avec des emportemens de tendresse enfantine, veut qu’elle le foule sous ses sandales de papyrus[4].

Il était trop tard. Pendant les douze longs mois qu’il avait passés loin d’elle, Délia, obsédée par sa mère, par son mari peut-être,

  1. Tib., I, VI, 5-6 et 15.
  2. Discidium, Tib., I, V, 1-8.
  3. Ovid., A. amat, II, 539.
  4. Tib., I, V, I sqq.