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un rôle devant le public. Sa nudité même a quelque chose de tendre, de mignard et de provocant, qui sent plus le déshabillé que le nu. Si M. Carrier-Belleuse nous en croyait, il sortirait d’une voie fausse où son aimable talent ne peut qu’achever de se perdre. Au lieu de rééditer chaque année, avec de légères variantes, des Psychés de boudoir pour les étalages des bronziers, il s’appliquerait par exemple à refaire son buste de M. Thiers, dont la lourdeur, la mollesse et l’insignifiance montrent à quoi se réduisent dans l’interprétation de la nature ces talens de fantaisie que l’engouement du public achève de perdre.

Oserons-nous citer M. Leenhoff en exemple à M. Carrier-Belleuse ? M. Leenhoff est Hollandais ; il a de la lourdeur, de la froideur, mais aussi de la conscience et de la gravité. Son Guerrier au repos n’a rien d’original ; les jambes sont épaisses, les pieds gros, boursouflés et un peu plats, comme il convient à la race de ce guerrier, né sur les bords du Zuiderzée. La tête est un pur pastiche et manque absolument de couleur locale ; dans l’ensemble pourtant, c’est un bon travail, d’un modelé simple, large, taillé par grands plans, sans exagération, sans mesquinerie. M. Leenhoff est certainement un sculpteur, et avec lui au moins nous n’avons pas à craindre que les caprices de son imagination gâtent ses bonnes qualités.

Que M. Moulin au contraire y prenne garde. Sous le titre de Victoria, Mors, il expose cette année une statue d’un aspect original, d’un sens profond, d’un effet saisissant, mais qui ne laisse pas que de donner des inquiétudes sur l’avenir de son talent. La victoire est représentée sous les traits de la mort, les yeux caves, le visage immobile et glacé, une faux à la main, drapée d’un vaste linceul aux plis longs et rigides. Les anciens aimaient à représenter Vénus victorieuse ; c’est la mort victorieuse que nous montre M. Moulin, et l’allégorie n’en est certainement que plus vraie pour ce changement de rôle. Rien de plus lugubre que cette figure d’une nature incertaine entre ce monde et l’autre. C’est plus qu’un cauchemar, c’est un poème fantastique ; mais ce genre de poésie n’est-il pas très dangereux en sculpture ? L’artiste, je le veux bien, a vu cette victoire en rêve : elle nous émeut, elle nous glace d’épouvante ; mais pourrait-il nous dire sur quel modèle il a copié ces traits décomposés, ces mains osseuses, ces draperies droites et raides dont les plis tombent avec une symétrie funèbre ? Est-ce un squelette que nous avons sous les yeux, est-ce au contraire une personne vivante ? On ne saurait trop le dire, tant l’équivoque est ménagée avec art, tant la réalité se mêle habilement au prodige. Or en sculpture, il ne faut pas d’équivoques ; une statue n’est pas une décoration de théâtre, combinée pour produire une certaine