Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/930

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les signatures voulues ; de sorte que nous laissâmes l’Irlandais s’en retourner seul dans sa barque, et que toute autorité légale sur le brick fut remise au pilote. Il s’éloigna de plus en plus de terre jusqu’au lendemain midi, ses instructions apparemment lui ordonnant de nous tenir hors de vue du rivage. Nous ne changeâmes de route que dans l’après-midi, de façon à pouvoir accoster de nouveau la terre un peu avant minuit. Ce pilote était un des plus vilains gaillards que j’aie jamais vus, un coquin de métis décharné, querelleur, qui se mit à jurer après les hommes en mauvais anglais dégoûtant, jusqu’à ce que chacun d’eux eût grande envie de le jeter à la mer. Le patron les fit tenir tranquilles et je l’aidai, car, le pilote nous étant imposé, nous devions nécessairement tirer de lui le meilleur parti possible. Vers la tombée du jour néanmoins, malgré ma bonne volonté, j’eus le malheur de me prendre de querelle avec lui. Il voulait descendre, sa pipe à la bouche, et je l’arrêtai parce que c’était contraire au règlement. Là-dessus, il essaya de me pousser de côté, mais je l’écartai moi-même de la main : mon intention n’était pourtant pas de le jeter par terre ; je ne sais comment il se fit qu’il tomba. Le coquin, se relevant rapide comme l’éclair, tira son couteau ; je le lui arrachai avec un bon soufflet sur sa face de meurtrier, et lançai l’arme par-dessus le bord. Il m’envoya un mauvais regard en s’éloignant. Je ne fis pas attention à ce regard au moment même, mais j’eus lieu dans la suite de m’en souvenir.

Nous accostâmes la terre de nouveau, juste comme le vent nous manquait, entre onze heures et minuit, et jetâmes l’ancre d’après les ordres du pilote. Il faisait absolument noir, calme plat sans air. Le patron faisait le quart sur le pont avec deux de nos meilleurs hommes. Les autres étaient en bas, excepté le pilote, qui se roula comme un serpent plutôt que comme un chrétien sur le gaillard d’avant. Je ne devais être de quart à mon tour qu’à quatre heures du matin, mais je n’aimais pas l’aspect de la nuit ni du pilote, ni l’état des choses en général, et je me laissai tomber sur le pont pour y faire mon somme et être prêt à la minute, quoi qu’il pût arriver. La dernière chose que je me rappelle, c’est que le patron me dit tout bas que lui non plus n’aimait guère le train que prenaient les choses, et qu’il allait descendre étudier de nouveau ses instructions. — Oui, voilà bien la dernière chose que je me rappelle avant de m’être endormi, bercé par le roulis pesant et régulier du vieux brick sur la lame de fond.

Je fus éveillé par un bruit qui venait du gaillard d’avant, le bruit d’une lutte, et je sentais qu’on me bâillonnait. Un homme pesait sur ma poitrine, un autre homme sur mes jambes ; je fus lié pieds et poings en une demi-minute. Le brick était aux mains des