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devenaient une occasion de dauber sur l’antéchrist de Rome. Un jour, passant devant l’abbaye de Reinhardtbrunn, il entre, court à la bibliothèque ; les moines, étonnés de voir un si grand clerc porter l’épée et l’éperon, se regardent, s’interrogent, et sans l’intervention de Jean de Berlepsch et de ses cavaliers, qui le ramènent à la Wartbourg en toute hâte, l’imprudent réformateur, dont l’incognito commençait à se trahir, risquerait de passer un mauvais quart d’heure. Ces neuf mois que Luther vécut à la Wartbourg forment assurément la période la plus active de sa productivité cérébrale. « Je vois qu’il est grand temps que je mette la main à la cognée pour m’attaquer aux troncs énormes dont la voie est encombrée. » Ce qu’il abattait de besogne en effet ne saurait se calculer. Qu’on songe à ses innombrables écrits théologiques, à sa traduction de la Bible. À tant de travaux menés assidûment de front s’entremêlait une incessante correspondance, poursuivie au péril de sa liberté vingt fois compromise, aux dépens de sa santé, qu’en même temps que les excès d’occupation désorganisait une chère trop substantielle. Ne fallait-il pas, du haut de son nid d’aigle, tout administrer, tout gouverner ? ne fallait-il point endoctriner l’univers, maintenir dans le droit sentier les bons apôtres, ramener au pas les dissidens ? car, ainsi qu’on devait s’y attendre, les dissidens n’avaient tardé à paraître. C’est le propre des réformateurs de susciter à leur tour la protestation, de voir à un moment donné l’arme dont ils se sont servis contre les autres se retourner contre eux entre les mains de leurs plus chers disciples. « Et si tu te trompais, s’écriait-il, s’interrogeant lui-même, si tant d’âmes entraînées par toi allaient payer de leur damnation éternelle l’erreur de t’avoir écouté ! » Cependant de partout le flot montait, l’envahissait ; si élevé que fût le promontoire où son navire était placé, la tempête l’y venait chercher. Il avait, de son autorité suprême, émancipé tous les couvens, toutes les sacristies, convoqué à la liberté de la primitive église des milliers de victimes du célibat, et sa victoire l’épouvantait, le doute le ressaisissait au spectacle de ce vil troupeau de moines et de prêtres libertins, accourant vers lui de tous les coins de l’Allemagne, comme à l’inventeur d’un remède infaillible contre la plaie honteuse des invétérés concubinages. Lui-même se prenait à douter de la vérité de son enseignement. Un jour que le prédicant de Rochlitz, Antoine Musa, venait se plaindre de ne pouvoir croire à ses propres sermons, « Dieu soit loué ! s’écria Luther, autant en arrive donc aux autres ! Je ne suis donc pas le seul ! » Illusions, pièges, léthifères insufflations, c’étaient les noms dont il finissait toujours par appeler ces voix de sa conscience qui sous mille formes l’obsédaient, le harcelaient, car nul, se disait-il