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n’ait décrites, peu d’états de l’âme qu’il n’ait observés ; ses œuvres abondent en réflexions personnelles sur les travers ou les faiblesses de l’humanité. Attendant peu des hommes et ne comptant guère sur leur vertu, il les juge d’ordinaire avec indulgence, mais il démêle en même temps les ressorts cachés de nos actions avec une rare sagacité, en pénétrant toujours au fond des choses, sans se laisser séduire par les apparences. Faut-il le transformer pour cela, comme le font quelques-uns de ses biographes, en professeur de morale ? Ce serait se méprendre sur la nature de ses œuvres. Il peint ce qu’il voit et ce qu’il sait, il n’enseigne pas ce qu’il faut faire. Sans doute, ce qu’il écrit respire souvent une fierté de pensée, une énergie morale, un dédain des petits soucis de l’existence, un appétit des jouissances les plus nobles qui peuvent élever et fortifier les âmes ; mais en même temps que de scènes tracées d’un pinceau libre, que de peintures voluptueuses, éveillent chez le lecteur l’idée épicurienne du plaisir ! Un moraliste n’est pas nécessairement un écrivain moral, un professeur de vertu.

On oublie trop cette considération lorsqu’on présente en Allemagne les Affinités électives comme une apologie du mariage, comme un sermon romanesque dont l’auteur aurait pris pour texte le respect du lien conjugal. Il y a en effet dans le roman un personnage affairé et un peu ridicule, qui passe sa vie à courir le monde, afin de réconcilier les époux séparés et de prêcher la concorde au sein des ménages. Tout ce qu’il dit est assurément moral, mais il ne le dit pas toujours avec le tact nécessaire ; son humeur bizarre et son amour immodéré du mouvement excitent plus de gaîté chez ses hôtes que ses bons conseils ne produisent d’impression. On trouve qu’il parle bien, mais le prédicateur gâte le sermon. On le regarde plutôt comme un excellent homme possédé d’une idée fixe que comme un négociateur sérieux et habile. En réalité, il ne fait aucun bien à personne ; il paraît même plus dangereux par l’intempérance de sa langue qu’utile par son zèle. C’est lui qui, le jour du baptême de l’enfant de Charlotte, cause la mort d’un vénérable pasteur en le forçant de se tenir debout pour entendre un interminable discours ; c’est lui qui, par une sortie déplacée, amène la dernière crise à laquelle succombe Ottilie. Il serait tout à fait arbitraire d’attribuer à ce personnage, qui n’entre jamais en scène sans qu’un peu de ridicule l’y accompagne, l’honneur de parler seul au nom de Goethe et d’exprimer la moralité du roman. Il est vrai que Goethe sembla lui-même autoriser cette conjecture, lorsqu’en s’entretenant avec Eckermann des Affinités électives il se moquait des époux qui veulent se séparer. « Feu Reinhard, de Dresde, disait-il à son confident, s’étonnait souvent de me voir sur le mariage des