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de science et de goût, leurs deux noms se trouvent tout naturellement réunis. — Ce fut dans Vanity-Fair, dirigé alors par M. Leland, que le showman obtint ses premiers succès : un article lu par M. Leland à Pfaff’s-Club paraît avoir excité tout d’abord assez d’enthousiasme pour que l’on détrônât séance tenante, à son profit, l’humoriste jusque-là premier en tête, le major Jack Bowning, auteur de Lettres anti-abolitionistes. Des arrêts moins équitables ont été prononcés à Pfaff’s[1]. De temps à autre il jaillit de là un nom nouveau qui, bruyamment acclamé durant la première heure, ne tarde pas à s’éteindre comme une fusée, mais le bon sens public se charge assez vite de réduire à néant les réputations factices ; il est remarquable que, malgré l’importance presque exclusive accordée en Amérique à la drôlerie, les seuls humoristes dont le succès persiste soient ceux qui, comme Artemus et Breit-mann, puisent leurs sujets, quelque futiles qu’ils paraissent, dans l’observation sagace des passions et des sottises humaines. Il faut toujours en effet remonter à cette source inépuisable pour trouver le vrai comique, auquel les lettrés sont aussi sensibles que les ignorans, parce que le rire ainsi provoqué est irrésistible : l’homme rira toujours et de bon cœur des infirmités intellectuelles et morales, des manies, des travers de l’homme ; l’orthographe burlesque, les calembours, les équivoques du langage, toutes ces bouffonneries, faciles à copier, ne sont qu’accessoires, et ne suffiraient pas à elles seules, quoi que puissent supposer les imitateurs inintelligens. Artemus affecte l’absurdité en parlant de Brigham Young ou des fenians ; mais cette absurdité n’existe que dans l’expression ; la preuve, c’est que nombre de livres sérieux ne réussissent pas aussi bien à nous pénétrer des traits caractéristiques des mormons et. de la physionomie particulière d’une révolution irlandaise. De même le Breitmann n’est, cela va sans dire, qu’une caricature de la race allemande enluminée de couleurs criardes ; mais il y a des caricatures plus ressemblantes que des portraits. Certes M. Charles Brown et M. Charles Leland n’ont pas regardé bien haut ni fouillé bien profondément ; du moins ont-ils vu juste et dit ce qu’ils voyaient avec cette franchise brusque et hardie qui rend la vérité plus saisissante que toutes les inventions. Dans leur sphère, ils ont cultivé ce comique de bon aloi qu’approuve La Bruyère, parce qu’il est emprunté à la nature, et qu’il fait rire les sages et les honnêtes gens.


TH. BENTZON.

  1. Pfaff’s, comme on l’appelle communément ; il se tient dans une cave, ou peu s’en faut ; le punch y joue un grand rôle et les auteurs sérieux y font bon accueil à la bohème.