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plus vite en besogne. N’allez cependant pas en conclure qu’il ne faille voir en lui qu’un improvisateur aimable et un habile exécutant. Il y a chez lui, pour employer une locution d’autrefois, quelques-unes des parties du grand homme : une profonde intelligence de son art, une grande richesse de conception, une originalité puissante et passionnée qui s’élève quelquefois assez près du génie. Ses ouvrages peuvent déplaire : ils manquent de sévérité, de sérénité, même de noblesse, ils sont parfois en révolte contre les lois classiques de la statuaire ; mais ils ne sont jamais en révolte contre la nature, qu’ils interprètent avec une hardiesse et une vérité toutes créatrices. Créateur, c’est le mot qui convient à M. Carpeaux, comme à tous les vrais artistes. La moindre boule de terre pétrie sous ses doigts s’anime d’une vie ardente, colorée, que personne n’a le don de communiquer au même degré. Qu’il y ait un peu de charlatanisme et d’exubérance dans son talent, cela est possible ; mais ses œuvres les plus tourmentées restent éminemment sculpturales. Jamais elles ne sont minutieuses ni confuses ; avec tout le détail de la réalité et toute la couleur de la vie, elles ont généralement une largeur magistrale qui ne se trouve pas toujours dans beaucoup d’œuvres plus sobres que l’on s’étudie à refroidir pour leur donner une fausse apparence de noblesse.

M. Carpeaux a exposé cette année un groupe monumental qui représente les quatre parties du monde soutenant la sphère, et un buste en bronze, beaucoup trop critiqué, de M. Gérome. On a plaisanté ce dernier ouvrage, et l’on s’est amusé à le surnommer le décapité qui parle. Le buste, coupé à la base du cou et reposant immédiatement sur un socle léger, est animé d’une vie si intense qu’on dirait une tête détachée du tronc ; elle se tourne à demi, avec une physionomie spirituelle, inquiète et un peu maladive. Les traits sont ravinés, les yeux en arrêt, la bouche ouverte, ombragée d’une moustache hérissée ; la chevelure, rude et forte, pend sur le front, qu’elle surplombe de ses grosses mèches dures et droites. Tous les plans du visage sont fins, mais énergiques, fortement accusés, et travaillés un peu grossièrement avec une certaine négligence calculée qui donne au bronze la couleur et l’apparence de la vie. L’ensemble est saisissant au-delà de toute expression. On peut désapprouver ce système de sculpture et trouver mauvais qu’un statuaire essaie d’empiéter sur le domaine du peintre en reproduisant la nature vivante et pour ainsi dire en action, au lieu de se contenter d’une ressemblance plus froide ; mais il ne faut pas oublier que ce buste est en bronze et non pas en marbre, que le bronze est la reproduction exacte de la terre, et que sa couleur autorise des effets heurtés que le marbre ne saurait admettre. D’ailleurs, que M. Carpeaux ait eu tort ou raison, il a réussi à faire ce