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creusés de mains d’hommes seront terminés, nous aurons un magnifique établissement militaire à l’extrémité même de la langue de terre qui s’avance vers l’Angleterre comme pour la menacer. Voilà ce qui me plaît dans Cherbourg, et ce que j’aime à contempler. Oui, c’est une triste chose que les pluies et les brumes qui tombent constamment ou au moins très fréquemment sur la ville ; pourtant, si l’orage est ennuyeux en ville, il est beau sur la rade quand les lames monstrueuses du large viennent heurter la digue, se briser et retomber de l’autre côté en immenses cataractes. Je ne veux pas non plus vous parler des habitans de Cherbourg, l’indigène y est à peine connu, c’est une sorte de mystère ; les étrangers y constituent une colonie dominante. Cependant, si l’on voulait caractériser le trait saillant de la figure des femmes du pays, on pourrait dire qu’elles ont généralement un nez énorme.

Mais me voici engagé dans un bavardage que je n’ai pas le temps de soutenir. — J’attends le vent, j’attends l’ordre de partir ; voilà ma plus grave préoccupation.


Cherbourg, le 20 décembre 1847.

Vous voulez plus de détails sur ma vie ; en vérité je n’ai pas le temps de vous écrire. Je suis tout en action, c’est à peine s’il me reste le temps nécessaire pour mettre de la réflexion dans mes actes ; il faut que j’aie du bon sens par instinct. Je suis enveloppé d’embarras de toute sorte : embarras de service très grands ; on vient de me débarquer mon second, Bolle, l’âme du bord, excellent officier, mon vrai et seul point d’appui pour imprimer la vie à ma frégate ; on me le débarque pour l’expédier à Toulon déposer dans une déplorable affaire du capitaine de vaisseau Chousse, du Cacique, dont il a été le second. On me promet de me le renvoyer par le Cassini ; il me le faut, je le réclame ; c’est une grande perte pour moi. Je suis dans les embarras de ménage. Ne riez pas, c’est une grosse affaire, car il faut qu’elle se fasse. Je suis très mécontent de mes domestiques ; j’ai trouvé toute ma maison dans un désordre alarmant, il m’a fallu faire une razzia, entrer là dedans comme la foudre. C’est un lourd bagage que celui d’un capitaine qui part pour une mission comme la mienne. Mon pauvre maître d’hôtel y perd la tête ; je lui fais des scènes effroyables pour la lui faire retrouver. C’est un Breton ; pour émouvoir cette tête, il faut la casser ; à cela, je m’y entends parfaitement. Peu à peu cependant tout se débrouille : à force de jeter des éclairs dans ce chaos, j’y ai fait pénétrer la lumière ; mais je suis un effroyable contrôleur, — ces pauvres gens sont terrifiés.

Je n’ai pu encore vous envoyer le dessin de ma frégate ni de