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quelque jour.) L’air était frais et pur, la voix de Manuelita vibrait comme un harmonica, sa démarche était molle… Ah ! belle dame, vous voudriez bien peut-être que je vous racontasse quelque douce scène d’amour ! Eh bien, non ; il faudra que vous vous en passiez pour cette nuit. Nous montâmes dans la chambre du gouverneur. Manuelita nous laissa, et nous parlâmes d’affaires. Est-ce que vous voudriez aussi que je vous misse en tiers dans cette conversation sur les destinées du Nouveau-Monde ? Cette curiosité-là encore, je ne la satisferai pas. A trois heures du matin, Manuelita revint me chercher. Elle avait quitté ses diamans, sa robe de bal, elle ressemblait alors à la dame blanche, et n’avait rien perdu à mes yeux. Que sa voix était douce, que son regard était émouvant ! Nous partîmes ensemble, nous rentrâmes au salon, où les bougies expiraient, et nous nous dîmes adieu…

Le lendemain, ce matin, c’était fête à l’église de Santo-Domingo, dont j’occupe l’ancien prieuré. » — Mes domestiques faisaient mes malles ; je m’étais mis à la fenêtre pour respirer l’air pur et sentir les rayons du soleil. A quoi pensais-je ? .. Amalia passa pour se rendre à la messe. Vous ai-je déjà parlé d’Amalia, la beauté de Buenos-Ayres ? Ses yeux sont irradians comme une étoile dans la nuit ; dans un bal, on ne voit qu’Amalia, son éclat éclipse tout. Elle me fit un salut charmant de la tête et de la main ; puis elle sortit, passa et repassa trois fois devant moi, me remuant de son regard et de son éventail, et s’arrêta longtemps sous ma fenêtre à causer avec ses amies… Adieu, Amalia…

Post-scriptum. — Parti de Montevideo le 9 septembre après avoir tiré du canon pour prendre la colonie. — Arrivé à Toulon le 12 novembre suivant.


Paris, le 4 décembre 1845.

Vous ne m’écrivez plus, pourquoi ? Ai-je donc négligé de répondre à votre dernière lettre ? En sommes-nous là, à compter par la loi du talion ? Depuis huit jours que je suis ici, tout mon temps a été absorbé, — mon temps et surtout ma personne ; il faut que je sois en dix lieux à la fois. Vous en penserez ce qu’il vous plaira, mais je n’aime ni Paris, ni la vie d’affaires telle qu’on la mène à Paris. Rien de sérieux, — tout est sujet de conversation, et rien de plus ; beaucoup d’intrigues, peu de fond. A chaque instant, je me prends à regretter ma vie de bord. Je sais bien que cette vie-là même a ses amertumes. Ainsi, les premiers jours du départ, les regrets de la séparation jettent l’âme dans une profonde mélancolie, il semble que la terre vous manque sous les pieds, qu’une partie du cœur soit arrachée ; cependant peu à peu la douleur devient moins