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Buenos-Ayres, le 31 Juillet 1845.

Mois et jours passent péniblement au milieu de dégoûts sans nombre ; enfin je vois approcher l’instant de retourner vers la France et vers vous. Outre une multitude d’autres leçons que j’aurai retirées de cette campagne-ci, il m’en restera d’avoir senti bien vivement que la plus douce chose de cette vie, c’est une amitié confiante et profonde. Qu’allons-nous chercher à travers les mondes ? Quelques scènes de curiosité, des déceptions continuelles, de froides vérités au contact desquelles l’imagination se glace, des hommes près de qui le cœur se tait, et quand on a roulé quelque temps comme étourdi au milieu d’événemens nouveaux qui n’ont d’intérêt que leur singularité, quand on a respiré sous un ciel dont la diversité seule fait l’attrait, on se réveille tout alourdi, le cœur dégoûté, l’âme froissée, et l’on se prend à regretter son ciel, l’air de sa patrie, la voix de ses amis, et surtout, avant tout et toujours, un autre bonheur qu’on ne peut comprendre que près de vous, que vous seule peut-être savez inspirer à un si haut degré, un échange complet de tout ce qu’on sent et de tout ce qu’on pense, un abandon délicieux de tout son être aux influences inévitables de votre atmosphère… C’est presque niais, ce que je vous dis là ; eh bien ! c’est pourtant ce que j’éprouve aujourd’hui. Je vis au sein d’un monde révoltant de fourberie, d’immoralité, de mensonge ; il faut bien que je me retrempe un peu dans mes souvenirs, dans des sentimens plus purs que tous ceux qui m’enveloppent depuis trois mois.

Les affaires ici devraient se terminer d’une manière toute pacifique, ou au moins à peu près pacifiquement ; nous en serions quittes pour des démonstrations hostiles. Les gens de ce pays sont comme des enfans qu’il faut traiter un fouet d’une main, une boîte de bonbons dans l’autre ; on n’en obtient rien par la raison. Il semblerait qu’ici l’espèce humaine est dégénérée, et que nous avons affaire à une race inférieure. Malheureusement nous ne sommes pas plus sages nous-mêmes, nous prenons les choses au contre-pied, et nous aboutirons à une catastrophe. Nous nous jetons dans une voie insensée, et, si nous faisons les affaires de quelqu’un, ce sera celles de l’Angleterre. Il faut pourtant que je rende justice à qui de droit ; ni le roi, ni l’amiral de Mackau ne sont complices de la folie où nous tombons. Ne me dites plus que le sens commun mène les affaires de ce monde ; quand j’irai dans l’autre, si j’y trouve quelque vieille barbe responsable de ce qui se passe ici, je lui demanderai un fameux compte. Ce qu’il m’importe aujourd’hui de faire, c’est de partir ; nous allons être dans un milieu absurde, l’absurdité m’étouffe : cette absurdité, c’est la guerre ; nous n’avons d’autre