Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses charmes ; sa nièce, cette délicieuse créature, les yeux attachés sur nous, semble rêver et fait presque rêver ; la bru de Rosas fait de la musique, pianote et chante. Puis viennent en foule les amis de Manuelita Rosas ; ce sont des serremens de mains à n’en plus finir, des œillades de l’Andalouse qui semblent vouloir vous secouer l’âme sur ses gonds, et qui vous ébranlent comme d’une commotion électrique.

2 juin. — Plusieurs jours viennent de se passer sans que je vous à le écrit, mais non pas sans penser à vous. Reprenons nos affaires avec les dames. Mme Mancilla est toujours jolie, toujours coquette et gracieuse ; peu à peu je lui découvre d’excellentes qualités, j’ai même quelque plaisir à me trouver près d’elle. Elle aime son frère d’amour extrême. Cet affreux tyran, comme dirait ce plaisant M. Th…, inspire autour de lui la plus vive affection : frères, sœurs, nièces, tout ce qui tient de près ou de loin au monstre lui est dévoué à un degré inexprimable. Je ne dis rien de l’espèce de culte idolâtre que Manuelita, sa fille, a pour lui : la tendresse filiale a son fanatisme chez tous les peuples. Manuelita est la providence de son père ; elle lui consacre ses nuits et ses jours. Lorsqu’après une nuit passée aux affaires cet homme si singulier et si énergique sent venir le matin, et qu’il se fait servir à souper, sa fille accourt pour le servir elle-même et adoucir par des témoignages de tendresse les ennuis d’une administration dont il tient seul tous les fils. Au milieu des affaires les plus sérieuses et les plus épineuses, elle sait faire planer son image caressante dans le cabinet de son père ; c’est un maté, c’est une fleur, c’est un thé qu’elle envoie, ce sont des gâteaux faits par elle-même. Et avec quelle bienveillance elle reçoit tous les étrangers ! Je doute qu’il y en ait un seul qui soit sorti de chez elle sans en emporter une impression de bonté, quelque souvenir agréable. Manuelita est une belle fille de trente ans environ, grande, svelte, élancée, l’air gracieux. Quand je dis belle, il faut m’expliquer : elle n’est point jolie, mais elle a de la vivacité, une grande expression dans la physionomie. Son front est admirable, ses yeux pénètrent (peut-être ont-ils une expression inconnue parmi nous), ses traits ne manquent pas de délicatesse et d’une certaine régularité ; sa voix vibre, elle est pleine d’élans, et quelques-unes de ses inflexions surprennent. Avec quelle effusion elle vous serre la main, quand cette main lui semble amie de son père ! C’est à cet homme qu’elle rapporte toutes ses actions, toutes ses pensées, comme si elle voulait le dédommager des difficultés sans nombre contre lesquelles il lutte.

19 juin. — Je passe presque toutes mes soirées chez Manuelita, et chaque jour elle me plaît davantage ; c’est une vraie fleur du