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III

Dès la fin de mai 1849, il fut évident que la cause magyare ne pouvait plus espérer qu’une défaite glorieuse, et le mois de juin rouvrit une série de malheurs désormais ininterrompus. Avec les illusions dissipées, loin de faiblir, l’âme de la nation grandit. La poésie n’exprima plus que l’ardeur au sacrifice inutile, si l’on peut appeler de ce nom les souffrances volontaires pour l’honneur de la patrie. Le tsar envoyait coup sur coup deux grandes armées, et, pour montrer sa ferme résolution d’écraser dans les états autrichiens les derniers défenseurs de la révolution, partout ailleurs vaincue, Nicolas s’établit à Cracovie, tout près de la frontière hongroise. Que faire contre une pareille invasion, contre une pareille marée humaine ? Lever des troupes dans un pays déjà épuisé ? On le faisait sans doute, mais avec une seule espérance, celle de l’intervention d’en haut. « Toujours on emmène des recrues… La douce mère de Dieu n’abandonne jamais le Magyar. Ils disent que le Russe arrive : ces amis-là sont bien méchans ; mais, s’il y a un Dieu au ciel, il ne nous abandonnera pas dans l’épreuve. » Deux sentimens nous frappent dans ces vers chantés par les paysans de Szeged : c’est d’abord l’expression résignée de la confiance en Dieu, dans le vrai Dieu des chrétiens, des hommes et des peuples souffrans, au lieu de l’invocation un peu féroce et païenne au dieu magyar ; c’est ensuite une passion politique naissante, tellement durable que vingt-quatre années de paix avec la Russie n’ont pu l’affaiblir : la haine du Magyar contre le Moscovite.

Une autre haine grandissait, pour le malheur de la Hongrie et même de l’Europe orientale, celle du Magyar contre le Slave du sud, contre le Croate. Si les énormes masses russes et le général Luders venaient porter aux patriotes le coup mortel, on ne pouvait oublier que les Croates avaient donné le signal de la lutte, et maintenant encore Jellachich, par ses attaques acharnées du côté de Neusatz, menaçait de compléter l’investissement. Aussi l’enfant magyar mourant sur le champ de bataille trouvait-il encore la force de repousser les soins de son frère en lui montrant l’ennemi à combattre. « Tel le rayon mourant de la fin du jour, tel le visage sanglant d’un pâle honvéd. Il gît immobile sur la plaine funèbre, baigné dans son sang. Le frère unique du héros mourant regarde couler le sang de son jeune frère. Il veut le secourir, mais bientôt le cœur, dans une douleur suprême, va cesser de battre. Le mourant lève les yeux et reconnaît son frère ; alors d’une voix entrecoupée il prononce ces dernières paroles : « Que regardes-tu ainsi,