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vigueur de renaissance, une vitalité excitée par le malheur, une facilité à revivre, qui doivent mettre en garde ses ennemis les plus triomphans contre un mépris prématuré et les Français contre le découragement et le désespoir, contre le doute même à l’égard de leur immortelle patrie.

Cette fois la renaissance est trompeuse, et cette belle aurore du règne de Louis XVI se voile de nuages. En quittant la France au mois d’octobre 1775, Walpole marque très nettement le point noir à l’horizon. « Ce pays-ci est bien heureux ; il est gouverné par des hommes qui veulent le bien et le font, sous un prince qui n’a pas encore commis une faute… MM. Turgot et de Malesherbes sont des philosophes dans le bon sens du mot, c’est-à-dire des législateurs ; mais, comme leurs plans ont pour but l’utilité publique, vous pouvez être sûrs qu’ils irriteront les intérêts individuels. Les Français sont légers et volages, et les ambitieux, qui n’ont pas d’autres armes contre les honnêtes gens que le ridicule, l’emploient déjà pour faire rire une nation frivole aux dépens de ses bienfaiteurs. S’il est de mode d’en rire, les lois de la mode seront mieux suivies que celles du bon sens. » Tristes et prophétiques paroles : Les intérêts froissés se coalisèrent. Turgot tombe ; on sait le reste. — Turgot, le seul homme peut-être qui, appliquant sans contrainte son génie aux affaires et soutenu par la confiance du roi, aurait pu amener sans secousses l’état à ce degré de liberté et de prospérité marqué d’avance dans la pensée de Walpole, — Turgot, le seul homme capable d’affranchir le travail et d’établir l’égalité de tous les Français devant l’impôt et devant la loi, capable même d’appliquer à la France les règles du vote et du contrôle des impôts où réside l’essence du gouvernement constitutionnel, et qui, en faisant cela, aurait pu désarmer d’avance la révolution de ses fureurs, peut-être la supprimer en la rendant inutile ! Vain espoir ! le point noir monte, monte toujours. L’effroyable tempête éclate et disperse sur tous les rivages de l’Europe les débris de cette société que Walpole avait visitée dans ses dernières splendeurs, et qu’il accueillit avec la grâce attristée des souvenirs. Il jette un cri d’horreur quand vint à rouler sur l’échafaud cette tête charmante de Marie-Antoinette, qu’il avait vue apparaître un jour éblouissante, adorée dans les fêtes de Versailles, et devant ce spectacle de violences et de crimes il écrivait à sa vieille amie lady Ossory ce mot, où se résument ses dernières impressions sur notre malheureux pays : « Si les rois de France ont été des tyrans, que dirons-nous donc du peuple français ? »


E. CARO.