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d’Holbach même, Rousseau, il semble ne mettre entre ces noms si divers d’autre nuance que celle du talent ou du génie, quand il y a un abîme entre les doctrines. Il dit, assez finement d’ailleurs, de Rousseau qu’il est de ces génies qui détestent les prêtres, mais qui tiennent absolument à avoir un autel à leurs pieds.

Quoi qu’il en soit de la justesse de ses appréciations sur la philosophie du siècle et la place qu’il convient d’y faire à chacun, c’est à l’occasion de Rousseau que Walpole obtint ce succès décisif qui mettait alors un homme, un étranger surtout, hors de pair dans cette société oisive et curieuse d’incidens. Je veux parler de cette fameuse lettre du roi de Prusse à monsieur Rousseau, qu’il écrivit un soir, par une sorte de gageure, en rentrant de chez Mme Geoffrin, et qui fit le tour de Paris et de l’Europe : « Mon cher Jean-Jacques, vous avez renoncé à Genève, votre patrie ; vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos écrits ; la France vous a décrété. Venez donc chez moi,… mes états vous offrent une retraite paisible ; je vous veux du bien et je vous en ferai, si vous le trouvez bon ;… mais si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez. Je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits. » On connaît la réponse que Rousseau, mystifié, avait faite au roi de Prusse : « Sire, il manquait à mes ennuis d’être le jouet de celui que la Providence a placé au-dessus des autres hommes, en lui imposant le devoir de les rendre heureux, etc. » Cette plaisanterie, bonne ou mauvaise, eut en Angleterre des suites fâcheuses pour Rousseau, pour Hume, pour Walpole lui-même. C’est un imbroglio tragi-comique où tout le monde se bat à tort et à travers : Rousseau y gagna quelques ridicules de plus, Hume quelques malédictions éloquentes de Rousseau, Walpole y récolta quelques horions pour son propre compte ; mais, à Paris même, le premier succès fut très vif. On s’arracha les copies de la lettre. « Me voici à la mode ! » s’écria Walpole, et il ne se trompait pas. C’est à dater de ce moment qu’il entre à pleines voiles dans le succès : « Cette plaisanterie s’est répandue partout comme le feu… Les dévotes à Rousseau ont été furieuses ; Mme de Boufflers, sur le ton du sentiment et avec les accens de l’humanité souffrante, m’a déchiré de tout son cœur, tout en se plaignant à moi-même avec la plus extrême douceur. » La scène recommence chez le prince de Conti ; Mme de Boufflers se fâche, le maître de la maison est enchanté, a C’est ma faute si je ne suis pas aujourd’hui à la tête d’une secte nombreuse… On a couru après moi comme après un prince africain ou un serin savant, et j’ai été mené de force chez la princesse de Talmont, cousine de la reine et logée au Luxembourg. »