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Si cette lettre trouve moyen de pénétrer au travers de ce désert du Yorkshire, où votre seigneurie a essayé d’améliorer une colline et une vallée incultes, vous verrez que je n’ai point oublié votre recommandation de vous écrire de cette capitale du monde, où je suis venu pour le bien de mon pays… Étant votre ami particulier, il faut que je vous fasse part d’un rare perfectionnement de la nature, que ces grands philosophes ont inventé et qui pourrait ajouter de notables beautés à ces lieux, que votre seigneurie a déjà arrachés au désert, et auxquels elle a appris à se donner un certain air de pays chrétien. Le secret est bien simple, mais il fallait l’effort d’un puissant génie pour le faire jaillir au grand jour. Voici ce que c’est : les arbres ont besoin d’être éduqués autant que les hommes, car ce ne sont que des productions bizarres et gauches, tant qu’on ne leur a pas appris à se tenir droits et à saluer quand il le faut. L’Académie des belles-lettres a même offert un prix à celui qui retrouvera l’art, perdu depuis longtemps, d’un vieux Grec, nommé le sieur Orphée, qui tenait une école de danse à l’usage des plantes, et qui avait donné, pour la naissance du dauphin de Thrace, un magnifique bal où figuraient uniquement des arbres forestiers. Dans tout ce royaume, on ne voit pas un seul arbre qui ne soit très bien élevé ; ils sont d’abord vigoureusement tondus par en haut et ensuite élagués jusqu’en bas. Comme il fait très chaud en ce moment, que le sol est crayeux et la poussière blanche, je vous assure que, poudrés comme ils le sont tous, vous auriez toutes les peines du monde à distinguer un arbre d’un perruquier. »

La plaisanterie est un peu britannique, mais la verve est sincère, et le goût indigné a son éloquence. C’est bien pis encore quand la mode des jardins anglais fait invasion à Paris. Il faut entendre Walpole décrire à John Chute ou à la comtesse d’Ossory ces imitations ridicules ; c’est à l’occasion de la Folie-Boutin qu’il fait à ses amis cette plaisante peinture. Un M. Boutin, d’abord receveur des finances, puis conseiller d’état, avait consacré des sommes immenses à la transformation de son jardin, situé rue de Clichy, et célèbre depuis sous le nom de Tivoli. Tout Paris allait s’y promener en parties ; c’était une des curiosités qu’on montrait aux étrangers. Sophie Arnould était à peu près de l’avis de Walpole : « On a mis ici la nature en mascarade, » s’écria-t-elle la première fois qu’elle y vint. Et à propos de la rivière artificielle : « Cela ressemble à une rivière comme deux gouttes d’eau. » Écoutons maintenant Walpole. Ce n’est pas la plaisanterie française résumée en un mot. Cela est copieux, méthodique, bruyant, intarissable : « Ce M. Boutin à relié un morceau de ce qu’il appelle un jardin anglais, à toute une série de terrasses en pierre avec des degrés de gazon. Il y a